10 février 2016 – Ménage à trois
Chloé Lacan (textes, musiques, chant, accordéon, ukulélé), Nicolas Cloche (piano, percussions, ukulélé, chœurs), Brice Perda (saxhorn, basse, flugabone, glokenspiel, chœurs)
Le Bijou (Toulouse)
« Comment mener une vie normale quand on a la délicatesse décadente, le désespoir hilarant, l’opéra déjanté et l’accordéon érotique ? »
Quand vos albums ont pour titre « Plaisirs solitaires » puis « Ménage à trois », on ne peut pas dire que vous soyez ambiguë, que vous n’affichiez pas d’emblée la couleur, le ton… Et pourtant, s’il est bien question d’amour — le plus souvent avec un grand A, ici pas d’amourette lénifiante — on ne saurait se méprendre bien longtemps.
C’est de l’amour que l’on devine douloureux. Souvent. Celui que l’on cherche en vain, celui qui invite au voyage, celui, nostalgique, qui nous lie à l’enfance — un petit tour en Méditerranée — celui qui se noie dans l’alcool, au temps désespéré des amours adolescentes. Celui aussi que l’on vend. On voit se dessiner alors, sur fond de parking, de zone urbaine et de poids lourds, un personnage, une petite sœur venue d’Ukraine, une petite sœur d’amour de l’émouvante Tatiana de Frédéric Bobin.
Mais qu’il est doux cet aveu : « Je veux voir l’aube entre tes bras ». Chloé Lacan chante l’amour comme personne… ou presque !
Il faut le dire, elle affiche l’image d’une femme, très, très femme… avec ces mots malicieux, en aparté, en début de concert : « Les garçons, à table ! » Dans son pantalon et son petit haut sobrement bordé de dentelles, une fleur rouge piquée dans sa chevelure brune, elle est sensuelle à souhait, sans effets spéciaux, mais avec juste ce qu’il faut de délicatesse, de finesse, de suggestion ; elle en est d’autant plus troublante. Aux premiers sons d’un piano préparé, aux premiers mots d’un texte déclamé, les regards mutins de Chloé Lacan, ses yeux souvent levés au ciel, sa tête renversée, vous invitent à « dégrafer votre stress », à laisser vos soucis. Puis pied gauche sur le petit tabouret rouge, accordéon bien amarré à son buste, elle entonne une étrange chanson de rupture, un hommage à la liberté… de l’autre : « Envole-toi »… car « c’est palpitant et libre que tu es beau ». Comme l’oiseau. D’ailleurs cette chanson en appellera une autre, à la fin : « Pars si tu te sens légère ! File… Vole au vent ! »
De l’amour, oui, mais libre !
Le trio vous entraîne dans un tourbillon de sensations et d’émotions où la musique n’est pas de reste. Franchement, rien que pour sa performance musicale le spectacle vaut qu’on s’y attarde. On a bien là un « ménage à trois ». Trio complice, incroyablement joyeux de jouer et de chanter. Il nous surprend par des sonorités improbables, nous emporte dans des salves contagieuses, parfois presque des délires, notamment quand Chloé s’empare des baguettes de la batterie et « lâche tout ». Mais il est tout aussi efficace quand il murmure une chanson, presque une berceuse, avec quelques notes égrenées du piano, le gémissement de l’accordéon, les effleurements de la caisse claire, ou le souffle étouffé du flugabone. Parfois même rien du tout. Seulement quelques percussions corporelles. On reste complètement sous le charme de leur version de A la pêche au bonheur, a cappella, cercle fermé sous l’éclairage doux en fond de scène. C’est beau à vous couper le souffle. D’ailleurs, le public lui fait une ovation comme en fin de concert, ce retour à ce cercle lumineux, à cette absence d’instrument pour chanter « Des mots petits de toi ont la saveur triste et tendre d’une valse de Chopin ».
Jusqu’aux dernières minutes nous serons sous le pouvoir de ces trois-là. Quand descendus parmi nous, les deux musiciens chantent en créole, juste avec l’accompagnement d’un ukulélé, et les notes lointaines et délicates de l’accordéon. Quand ils quittent la salle, nous invitant à les suivre, en chantant en hommage à Colette Magny.
Grâce à ces trois-là, sûr, nous avons pêché un bout de bonheur.