B. comme Fontaine, un quartet vertigineux (© Hervé Suhubiette)

Mathilde Braure Il m’a vue nue 2019 (© Marie Hendriks)

4 novembre 2019 – Mathilde Braure (Les Belles Lurettes)

Nou­vel album, Il m’a vue nue, paru le 25 octobre 2019

Avec

Mathilde Braure (voix /​Direc­tion artis­tique), Rodolphe Col­lange (arran­ge­ments, réalisation)


Voi­là Mathilde Braure ! Sur­tout pas une fille en mal d’inspirations, de créa­tions, si l’on en juge par son cur­sus… Sur­tout pas une fille qui s’ennuie et se lamente : du théâtre, du ciné­ma, des films, en veux-tu, en voi­là… Des courts et des longs, des télé­films. Et d’ la chan­son !! Quinze ans de Belles lurettes !

Et voi­là qu’elle vient de nous concoc­ter un album pour chan­ter la déveine des filles… Un véri­table « ouvrage de bande déchi­rée »… ça geint, ça pleure sur une his­toire mal fichue, cabos­sée, sur une « chan­son désac­cor­dée » de nais­sance… Jouée d’avance si l’on en croit le pre­mier titre qu’elle a écrit, paroles et musique… Un refrain qui n’y va pas par quatre che­mins : « ça doit être bien d’en avoir une /​J’aimerais bien en avoir deux /​Pou­voir mar­cher sur la lune /​Pou­voir me faire appe­ler Mon­sieur… » Et l’image de l’homme ne manque pas de déri­sion … « Je pour­rais faire des effets d’manche /​Je por­te­rais même une cra­vate /​Et je m’ferais pous­ser des pattes… »

Bien enten­du, nous les filles, on écoute les autres chan­sons de l’album avec un goût amer dans la bouche… Leur moder­ni­té donne le fris­son et même dans celles qui pour­raient être plus légères, que nous avons enten­dues sou­vent, comme Il m’a vue nue, titre épo­nyme, inter­pré­tée notam­ment par Mis­tin­guett… Même avec des arran­ge­ments nou­veaux, avec le flux et le reflux de la mer en ouver­ture, même avec des petites notes de boîte à musique, il est bien dif­fi­cile de ne pas voir dans l’homme aux aguets, un pré­da­teur dont il fau­dra subir l’assaut. La com­plainte de Kesou­bah asso­ciée à Marianne Oswald – « la rockeuse », disait d’elle Bar­ba­ra – donne le ton avec sa misère sociale, « Porte Saint-Ouen, le père ton­deur de chiens, la mère fai­sait des les­sives », sa ribam­belle d’enfants qui trinquent… Et au bout du compte, une fille deve­nue « une bête de somme, condam­née à aimer les hommes jusqu’au terme de [son] voyage »… Par­fois c’est le pire, la vio­lence qui s’abat sur nous, dont nos actua­li­tés mar­tèlent aujourd’hui, en 2019, l’effarante réa­li­té… L’ironie du refrain, les dis­tor­sions de sons élec­triques, vous tordent le ventre « Quand on vous aime, /​Quand on vous aime, /​Quand on vous aime comme ça !… »

Dans cette vie là, pas d’échappatoire, pas d’issue… C’est le cafard et l’ennui assu­rés… C’est un tra­que­nard dont on ne s’échappe pas. Les mots sont déchi­rants… Bien sûr, cette lamen­ta­tion, dans les années 30, c’est une mode, por­tée par les voix des chan­teuses réa­listes qui traînent sur les syl­labes, qui sou­lignent ain­si le pathos… Damia , Fré­hel ont chan­té ça : « Je hais le plai­sir qui m’use… J’ai l’ca­fard, j’ai l’ca­fard /​Je le sens qui me perce comme avec un poi­gnard /​La cer­velle d’part en part /​Je m’dé­bats dans l’brouillard /​J’ai beau faire je suis prise et bien prise /​Au tra­que­nard du cau­che­mar /​J’ai l’ca­fard… Ici c’est l’accordéon qui traîne et entraîne la voix poi­gnante … Et les petites notes d’un pia­no toy n’y peuvent rien et sur­tout pas contre l’envie de mou­rir… Pas plus que le syn­thé nos­tal­gique à la fin de « En m’en fou­tant », le récit d’une vie de fille qui traîne son désen­chan­te­ment depuis tou­jours. Un père et une mère avaient don­né la note… Une belle gosse avec ses amants que cette vie-là rase… « J’ai fané la vie comme une rose /​J’ai pié­ti­né les sen­ti­ments… » La vie se traîne comme une « lourde peine », comme s’il n’était pas pos­sible d’échapper à une malé­dic­tion, au sen­ti­ment d’être étran­gère à sa vie et à celles des autres qui mani­festent leur hos­ti­li­té, leur incom­pré­hen­sion dans les mots comme dans les gestes (Les boules de Neige, texte de Paul Fort).

On n’est pas loin de consi­dé­rer la vie des filles comme des vies d’exclues, de ban­nies s’il n’y avait quelques lueurs d’espoir… Car heu­reu­se­ment il y a Jacques Pré­vert… Pré­vert et ses enfants qui s’aiment… La chan­son Embrasse-moi, jadis inter­pré­tée par Juliette Gré­co, avec son décor très ciné­ma­to­gra­phique, « dans un quar­tier de la ville lumière, où il fait tou­jours noir… » Dans l’escalier lui, à coté d’elle… 15 ans seule­ment… « Le soleil du bon dieu ne brille pas de notre côté »… Un texte superbe qui chante l’urgence de s’aimer, l’urgence de vivre avant qu’il ne soit trop tard. Et puis, pour clore l’album, l’émouvante chan­son de Danielle Mes­sia, sou­vent reprise, dont les fémi­nistes ont fait un hymne… Cette main gauche, qui n’est pas celle du droit che­min mais qui est celle du cœur, celle qui mène à sa véri­table iden­ti­té, sa vérité …

« Je t’é­cris /​De la main gauche /​Celle qui n’a jamais par­lé /​Elle hésite, elle est si gauche /​Que je l’ai tou­jours cachée /​Je la met­tais dans ma poche /​Et là elle broyait du noir. /​Elle jouait avec les croches /​Et s’in­ven­tait des histoires… »