DDC 2016, Zédrine (@ Claude Fèvre)

DDC 2016, Zédrine(© Claude Fèvre)

4 février 2016 – Zédrine

avec Zédrine (textes, voix) Auré­lien Cal­vo (accom­pa­gne­ment sonore « électro-éclectique ») 

Centre d’animation de Lalande (Toulouse)

Avant de deve­nir un espace popu­laire d’ex­pres­sion libre où cha­cun peut venir expri­mer ses humeurs et ses mots, le slam obéis­sait, à l’o­ri­gine, à une ryth­mique très par­ti­cu­lière. Une manière spé­ci­fique de scan­der les textes. Mélange d’un par­ler-chan­ter domi­nant (façon Gains­bourg des der­nières années ou Mios­sec) ponc­tué de phra­sés typi­que­ment raps. Cock­tail déton­nant, tech­ni­que­ment har­di autant qu’ar­du, qui, sans autre ins­tru­ment que la voix, par­ve­nait à deve­nir musique.

Son ancêtre, le spo­ken word, comme son nom l’in­dique, donne prin­ci­pa­le­ment place aux mots. Sous une forme n’empruntant pas néces­sai­re­ment à la poé­sie, ses adeptes déroulent le fil de la parole, ponc­tuée d’ac­cé­lé­ra­tions vocales et de mots syn­co­pés, sur fond de musiques urbaines. Un genre peu pra­ti­qué sous nos lati­tudes, dont les plus nobles repré­sen­tants pour­raient être les Brand Nubians ou Loïc Lantoine.

À la pré­his­toire du genre : les poètes de la Beat Géné­ra­tion, par exemple Allen Gins­berg qui, sur fond de musiques bidouillées, incan­tait ryth­mi­que­ment ses textes. Ou à la poé­sie sonore. Voire bien plus loin encore.

Entre les deux genres pré­ci­tés existent de nom­breux points com­muns : l’im­por­tance don­née au texte, une dis­tance prise par rap­port au binôme « couplet/​refrain », un affran­chis­se­ment de la durée des chan­sons traditionnelles.

Fusion­ner les deux styles ? Auda­cieux et ten­tant. L’ac­com­mo­der de ses propres épices, prendre quelque liber­té avec les contraintes propres à cha­cun pour accou­cher d’une nou­velle musique ? Com­plexe mais sti­mu­lant. De nou­veaux groupes ont brillam­ment su rele­ver le défi. Ils s’ap­pellent Mots Pau­més Trio, Neb & The Nems Band, Nada Roots, Nevchehirlian.

Quelques repères

On l’aura devi­né, notre lien avec cette culture musi­cale à laquelle se rat­tache Zédrine n’a pas chez nous de racines solides. Est-ce si impor­tant ? Car nous connais­sons la jouis­sance à cro­quer les mots à belles dents, à s’en empa­rer comme matière vivante. Écou­ter les pho­nèmes pour mieux les susur­rer, les crier, les psal­mo­dier, les scan­der. Pour mieux les sen­tir battre, se débattre et s’abattre là devant soi en lignes, en cor­tèges, en bandes ou en éclats épar­pillés. Nous connais­sons d’expérience… Et nous iden­ti­fions d’emblée en Zédrine ce même amour là, mal­gré les ans qui nous séparent et bien d’autres choses encore.

Cette his­toire de mots dits est aus­si vieille que l’humanité. Cette culture que l’on vou­drait « urbaine », pour mieux la mar­gi­na­li­ser bien qu’elle soit déjà ancienne, n’est qu’un nou­vel ava­tar de la longue tra­di­tion orale de la poé­sie. C’est donc bien là un sujet qui nous concerne quand on veut essayer de com­prendre les ten­dances nou­velles de la Chan­son et le lien qu’elle tisse avec d’autres modes musi­caux. Et c’est aus­si le pro­jet de Détours de Chant.

Alors, ce soir où l’on est venu à ce ren­dez-vous de Zédrine, pour écou­ter se dérou­ler son flot, son flux de mots, et y pui­ser des émo­tions nou­velles, nous sommes plu­tôt sur­pris d’être si peu nom­breux à par­ta­ger cette expé­rience, de ne pas voir les jeunes que nous atten­dions plus férus de ce genre musical.

Sans doute, il nous bous­cule, notam­ment par l’accompagnement des sons que crée sous nos yeux Auré­lien Cal­vo pen­ché sur ses machines, à l’affût du moindre effet, de l’intensité à don­ner, en plus ou en moins. On le sent au ser­vice des mots qui s’enchaînent et qu’il ponc­tue à sa façon. C’est une langue dont on ne connaî­trait pas vrai­ment toute la gram­maire, tout en pres­sen­tant sa richesse. Nous aimons sou­vent le rythme qu’elle impulse au texte.

Quant aux mots de Zédrine qu’il arti­cule avec une dic­tion à faire pâlir les appren­tis comé­diens, ils déroulent des pay­sages noc­turnes et bleus dans les­quels on se laisse volon­tiers empor­ter. Ils sont à coup sûr pay­sages inté­rieurs plus que pay­sages réa­listes, empreints des doutes, des révoltes et des espoirs d’un homme qui lutte et se bat contre ses démons : « On sort du rang/​On serre les dents /​j’ai peur… On prend le vent en face ». C’est sombre – certes- mais, dites –moi, com­ment pour­rait-il en être autre­ment aujourd’hui ?

Le concert com­mence sur l’image de quinze mille kilo­mètres de fron­tières : « Il est où le pays d’où je viens/​Il est où le pays où je vais… » Par­fois émergent des ins­tants de grâce et de beau­té, même dans cette ville de vacarmes, de bolides, de lumières qui pleurent. L’es­sen­tiel est de res­ter vivant, debout « je m’accroche, je pour­suis… Après tout je ne suis pas mort ». Même si les inter­ro­ga­tions taraudent obs­ti­né­ment, même pire –la sen­sa­tion d’une catas­trophe immi­nente que Zédrine exprime un peu à l’écart en scène, assis der­rière son accom­pa­gna­teur – « En avant pour la danse /​En avant, en avant ! » On reste en quête de l’autre, tou­jours, celui, celle qui fait « val­ser l’âme ». Un cri demeure – on a beau­coup aimé ce reg­gae dont on reprend faci­le­ment l’appel : Viens, vis, vois /​Viens vite voir ce qui brille en moi … On retient aus­si ce texte en fin de concert qui nous ramè­ne­rait au temps d’avant, au temps de l’immersion ori­gi­nelle et « à tra­vers ce filtre, ce coton » de l’eau, ce sou­hait « Que la sur­face s’apaise » ! Car on en revient au pre­mier texte : « Il est où le pays d’où je viens…Il était d’où avant qu’on soit marin ».

Quand le voyage s’achève, avec les décla­ma­tions de Zédrine et son urgence à dire ses « rêves d’or bien accro­chés » , avec l’expérimentation sonore d’Aurélien Cal­vo, on pense que le pire serait de se taire, d’être « diseur de silence » et d’abolir cet espace de ren­contre et l’expression de l’espérance :

« Je veux, je vois, je viens vers ce ver­sant pluvieux/​Les vœux au vent, les che­veux dans les yeux/​Vive ! Vive­ment que, vive­ment que quelque chose advienne. Demain ». (Les yeux du temps).