1, 2, 3 albums,  un patchwork en chansons (©Droits Réservés)

1, 2, 3 albumsun patch­work en chan­sons (©Droits Réservés)

31 décembre 2020 : 1, 2, 3 albums

Un patch­work en chansons

Avec

Hip, hip, hip, Lili Cros et Thier­ry Cha­zelle (textes, com­po­si­tion, voix) Jérôme Rous­seaux /​Igna­tus (coa­ching écri­ture et com­po­si­tion) Florent Mar­chet et Fran­çois Pog­gio (réa­li­sa­tion et ins­tru­ments sauf n°7 bat­te­rie par Raphaël Chas­sin et basse par Lili Cros, n° 2 et 7 gui­tare folk par Thier­ry Chazelle)

Douze oiseaux dans la forêt de pylônes élec­triques, écri­ture, com­po­si­tion, voix, ins­tru­ments, enre­gis­tre­ment, des­sin, mixage à Bruxelles, pro­duc­tion de Nico­las Jules

Ché­ri Coco, Tho­mas Pitiot (voix et gui­tares) Yvan Des­camps et Dha­ril Esso (bat­te­rie) Swaé­li Mbap­pé, Franck La Roc­ca (basse) Amen Via­na, Patrick Marie-Mag­de­laine (gui­tares) Michel Kanu­ty (pia­no et cla­viers) Arno de Casa­nove (trom­pette) Johan Blanc (trom­bone) Lio­nel Sua­rez (accor­déon) Badé­ni Koné (per­cus­sions), Vincent Ther­mi­dor (enre­gis­tre­ment au stu­dio de la Tour Fine d’Herblay)

 

A en juger par les albums qui nous par­viennent, la Chan­son demeure cette expres­sion musi­cale qui conti­nue de sur­prendre, de ravir aus­si, en réunis­sant sous un même vocable les créa­tions les plus diver­si­fiées, tout comme ces car­rés d’étoffes, de cou­leurs dif­fé­rentes d’un patch­work. La pro­duc­tion de cette année étrange n’a rien démen­ti de cette réa­li­té. Voi­ci trois albums d’artistes si dis­sem­blables et pour­tant réunis dans notre panthéon.

Oui, nous les aimons depuis pas mal d’années, à com­men­cer pour ces émo­tions qu’ils nous ont pro­cu­rées en scène. Car si leurs disques nous per­mettent de les retrou­ver, de par­ta­ger leurs mots et leurs mélo­dies, nous atten­dons avec impa­tience de les revoir dans les spec­tacles vivants dou­lou­reu­se­ment frap­pés d’ostracisme. Pour com­bien de temps encore ?

Regar­dons les pochettes, leurs visuels, ces car­rés colo­rés, pre­miers aper­çus de leur nou­velle créa­tion. Pour Tho­mas Pitiot, les cou­leurs ins­pi­rées du wax afri­cain, le titre en lettres géantes Ché­ri Coco recouvrent un immeuble sans âme, l’empilement des fenêtres et des bal­cons… L’Afrique, le voyage se super­posent à la ban­lieue… Un album pas­se­relle. D’emblée nous iden­ti­fions le métis­sage cher à l’auteur.

Pour Nico­las Jules, c’est un des­sin signé de l’au­teur où s’enchevêtrent plumes, yeux ronds et becs d’oiseaux. L’œil atten­tif décèle, enfoui au centre, un bai­ser amou­reux. Le titre énig­ma­tique Douze oiseaux dans la forêt de pylônes élec­triques, nous oriente vers un monde où s’entrechoquent rêve et réa­li­té, d’où émerge iné­luc­ta­ble­ment la rela­tion amoureuse.

Enfin, pour Lili Cros & Thier­ry Cha­zelle, c’est leur couple enla­cé dans une pose fami­lière et non moins com­po­sée qui rap­pelle leur duo à la ville comme à la scène. Les yeux de Lili s’égarent vers un ailleurs proche, ceux de Thier­ry nous sou­rient affec­tueu­se­ment. La ten­dresse s’impose… Et c’est un jeu savant d’étoffes qui fait le charme de la pochette, entre le fond rouge et le motif flo­ral de la robe de Lili au dos et le tis­su tar­tan écos­sais gris de la veste de Thier­ry à l’intérieur. On recon­naît là le goût et le talent de Lili pour la cou­ture, le soin appor­té à chaque détail dans leurs concerts. Cette pochette titrée joyeu­se­ment Hip ! hip ! hip ! pro­tège, sans aucun doute pos­sible, de la désespérance.

Cet album de Lili et Thier­ry est arri­vé le pre­mier. Il s’est annon­cé, dès le prin­temps, au gré de leurs vidéos qui ponc­tuaient notre quo­ti­dien. Disons d’emblée que c’est un pas de deux chan­té même si toute une équipe les entoure. Les deux voix ne se quittent guère et le pre­mier titre C’est ain­si que nous sommes donne le ton. Si le vent souffle, c’est celui « des petits riens », puisque, quoi qu’il arrive et, même si la vie bous­cule, même s’il faut tra­ver­ser des océans, leur force c’est d’être d’eux à s’aimer : « Ma mai­son c’est là /​Au creux de ton épaule »… Quel bien­fait que ces mots : « On a fini par les poser / nos valises cabos­sées /​Sur une île sereine et verte… » On pense à d’autres îles, à celle chan­tée par Thi­baud Defe­ver qui pour­rait leur faire écho… Réelle ou ima­gi­naire, cette terre est un abri contre les vents mau­vais… Car des vents mau­vais, il n’en manque pas. Ils soufflent dans nos mémoires qui nous confrontent aux rêves éva­nouis de l’enfance, ils portent le cri des sirène, les rires un peu trop forts sur le port du Havre, ils nous entraînent dans le jar­din, si ver­lai­nien, des mélan­co­lies, ils portent les mots, les bleus, de Lau­ra, l’enfant que l’on n’a pas su entendre et pro­té­ger, ils secouent nos vies stu­pi­de­ment « over­boo­kées », ils portent les regards, les rêves de « l’autre côté de la mer » à Lam­pe­du­sa. … Par­fois on pré­fère, comme dans la chan­son de Bar­ba­ra, Le mal de vivre, oublier le cha­grin endor­mi, et regar­der La joie s’insinuer dans « un peu de rouge à lèvres, les che­veux rele­vés /​Un grand jupon qui vole »… Par­fois « le froid s’évapore /​ça fait des soleils de for­tune » alors, on joue, on se fait des films, on se croit même « pop, pop, popu­laire… Oh yeah ! »

Comme le dit Louis Jou­vet, citant Arthur Rim­baud pour évo­quer la force de l’illusion théâ­trale où « Je est un autre », la puis­sance d’une chan­son, c’est pré­ci­sé­ment de nous faire croire à ce qu’une chan­son évoque. Quelle tra­ver­sée que celle de l’album de Nico­las Jules ! Cet album de la soli­tude, de cette année confi­née, il l’a créé de bout en bout à Bruxelles… On ne peut s’empêcher de pen­ser que ce « plat pays » a pu avoir quelque influence sur l’écriture. On se sou­vient des mots de Jacques Brel : « Avec un ciel si bas qu’un canal s’est per­du /​Avec un ciel si bas qu’il fait l’hu­mi­li­té /​Avec un ciel si gris qu’un canal s’est pen­du… »
Empor­tés par le lyrisme de sa gui­tare élec­trique, tan­tôt colère, tan­tôt cha­grine, tan­tôt mutine, nous tra­ver­sons des pay­sages urbains où émergent des canaux, « ce ser­pent de fleuve », des bateaux, « un soleil trop jaune », des mouettes… Des images jaillissent dans des relents d’eau sau­mâtre, sous des ciels trop gris. Sou­dain la chute d’un « bou­quet dans la flotte », « un talon cas­sé », un « pneu plan­té de clous ». Plus rien ne va… ça déraille, il faut le dire, dans ce dédale amou­reux. Les chan­sons sont autant de pay­sages inté­rieurs, ceux de l’incompréhension, « Tu ne me vois pas tom­ber dans tes gouffres quand je marche près de toi » (Train cou­ché)  ou bien « Dans le ter­rier de ta poi­trine, un ani­mal trop vif pour être vu » (Cas d’Etude), ceux de l’attente « Je guet­tais ton retour et col­lais mon oreille aux lèvres de ta rue… » (Ton retour), du doute, de la quête, même si par­fois l’irruption de la grâce apaise : « Je suis venu tout déli­cat par les ruis­seaux bleu­tés de tes poi­gnets »… C’est que « Tout finit le mieux dans les contes de fées… Mais la réa­li­té… ? » La pro­phé­tie de la der­nière chan­son (Ouais) fait froid dans le dos : « Tu fini­ras bien riche, bien seule, bien enter­rée » On s’autorise pour­tant à croire au bai­ser du des­sin de la pochette : « Et c’est près de mon cœur que tu viens te loger par une nuit de glace… » dans cette chan­son ((Superbe) où s’insinuent les voix de Louis Jour­dan et Danielle Dar­rieux, leur duo amou­reux de Pre­mier rendez-vous… 

Aux pre­mières notes, l’album de Tho­mas Pitiot nous arrache à la mélan­co­lie. Pour beau­coup il fau­dra attendre sa sor­tie, le 5 mars 2021. C’est une joie pro­fonde de le retrou­ver, entou­ré de sa fine équipe de musi­ciens, de se lais­ser empor­ter, entre trom­pette et trom­bone, « ça vous cuivre joli­ment la vie », accor­déon, « ça vous nacre sen­si­ble­ment l’existence », gui­tares, cla­viers et per­cus­sions dans les rythmes afri­cains. On ne peut s’empêcher en effet d’imaginer les bou­bous des femmes, celles qui, géné­reuses, accueillent, saluent « Ché­ri Coco », les ron­deurs de leurs hanches, leurs bras qui s’élèvent, leurs pieds qui mar­tèlent le sol et scandent leur chant… S’il ne fal­lait en gar­der que quelques mots, on pour­rait rete­nir « Il y a l’eau, il y a l’homme et sa soif d’aimer » (Terre volée). Tho­mas Pitiot écrit et chante cet homme là, avec sa propre his­toire en grande par­tie vécue en Seine-St Denis, avec ses enfants, avec ses voyages en Afrique de l’Ouest, cette terre qu’il porte en lui, comme on porte un enfant. Alors, de ces tra­ver­sées, il fait un tis­sage, sans jamais se dépar­tir de ses idéaux fra­ter­nels. Dans ce nou­vel album tout est là, authen­tique, sen­sible et com­ba­tif comme au pre­mier jour. Il ne lâche rien de ce qui le tient debout. Rien ni per­sonne, et sur­tout pas les forces auto­ri­taires et sécu­ri­taires, ne le feront renon­cer : « Tu auras beau tout rabo­ter, tu n’auras jamais notre beau­té. » Voi­là qui est dit…

« Les chants des hommes s’écrivent avec des rires et aus­si des san­glots… » rap­pelle – t- il à sa petite Mado… Alors dans cet album, on croise celui qui noie ses chi­mères dans l’alcool et « s’effiloche » au fil du temps, les pêcheurs qui n’ont « presque plus rien dans leurs filets », une maman qui « se fait man­ger le cœur » et atter­rit en pri­son où cer­taines pré­fè­re­ront la mort, le petit déra­ci­né qui « appri­voise les regards, les bruits de la ville »… Mais voi­là ce petit « porte l’espoir de tout un vil­lage »… Tout est là : l’espérance en l’homme. Elle est tout entière dans ce « petit », un « ini­tié pour tou­jours », dans le sou­ve­nir de Mar­cel qui por­tait l’amitié « comme une déco­ra­tion à la bou­ton­nière », dans l’amour qui offre un refuge « quand je me perds », dans les chan­sons qui « rem­placent les psaumes » (Les Téjis), dans les petites mains des nou­nous en crèches (deux fois « nous » ! ), dans le bap­tême d’un nou­veau bateau sur l’île, un « souffle d’espoir dans la voi­lure »… Et dans cette ban­lieue, cette « petite péri­phé­rie » d’où vient Tho­mas Pitiot, dans sa recon­nais­sance infi­nie, ces mots qui soignent bien des maux : « Tu m’as offert une telle jeu­nesse que je ne serai jamais vieux. »