Lionel Suarez & Jehan – 2019 (© Gérald Fleury)
10 janvier 2019 – Carte Blanche à Lionel Suarez
Réédition de l’album Divin Dimey (EPM)
Jehan chante Dimey
Avec
Jehan Cayrecastel (guitare, voix), Lionel Suarez (accordéon, piano)
Invité Georges Baux (piano)
C’était en 1973. J’étais tout jeune, je vivais à la campagne et j’ai rencontré une Parisienne très dégourdie. Je me suis dit : « Ce soir, je perds mon pucelage !» Elle est arrivée avec un disque de Dimey sous le bras et nous avons passé la nuit à l’écouter, face A, face B, face A… Je suis resté avec mon pucelage, elle est repartie avec son disque, que j’ai retrouvé un peu plus tard : c’était le mythique « Ivrogne et pourquoi pas ?»
La salle du Bijou est à la fête cette semaine. Il ne fallait pas moins de ces quatre soirées dédiées à Lionel Suarez pour tenter de faire le tour de ce talent instrumental. Seul ou accompagnant ses amis, Mouss & Hakim, Art Mengo ou Jehan, son accordéon est une source inépuisable d’émotions, de frissons. Il suffit de le regarder jouer pour se persuader qu’il est en communion avec celui qu’il accompagne. Tantôt il ferme les yeux, recueilli, concentré, tantôt il scrute l’autre pour mieux capter les nuances attendues… Ses doigts sont les disciples soumis à sa perception de l’instant. Ils en épousent toutes les nuances, les couleurs. Forte, piano, pianissimo… Dentelle de sons…
Lorsque ce soir, Lionel et Jehan entrent en scène, ils sont déjà tout habillés de leur connivence fraternelle. On le voit, on le sent. Le public les ovationne déjà et saura faire silence quand il le faudra. Certains soirs, le public est assurément talentueux ! Il saura frapper dans les mains aussi, chanter le refrain, un hymne joyeux au Cul de ma sœur… Texte devenu légendaire du grand, de l’immense Bernard Dimey, poète du 18ème… arrondissement ! Sa poésie est si mal connue, reconnue. Il y a plus de vingt ans, Jehan tombe en amour pour cette poésie là, en extrait onze titres qui deviennent un album titré Divin Dimey, réalisé par Jean-Pierre Mader et Georges Baux. … Lionel et Jehan sillonneront alors ensemble la francophonie avec ces chansons là.
Son premier disque – « des vacances, dit-il » – il l’évoque avec émotion avant d’inviter sur scène Georges Baux qui s’installe au piano. Ensemble ils interprètent J’ai vécu, chanson de l’homme qui fait le bilan de sa vie, J’avais le cœur joyeux, les mains douces et fines /Tout cela depuis lors s’est un peu boucané /Mais à présent pour moi l’Odyssée se termine /Et je suis bien content de n’être pas cané. » Gageons que ces mots prennent une autre tonalité aujourd’hui que vingt années se sont écoulées.
Voici donc Jehan et Lionel Suarez réunis à nouveau, pour la réédition de l’album. Nous sommes là ce soir, immenses privilégiés, à écouter textes et chansons de Bernard Dimey avec pour finir, en rappel – cerise sur le gâteau ! – une évocation de celui qui a les récemment réunis : Allain Leprest.
Le duo n’a pris aucune ride et Jehan s’étonne presque de la facilité des retrouvailles. Jehan l’exprime, amusé et attendri, au bout de dix titres. Car il est ainsi, totalement authentique en scène comme lorsqu’il tapotera sur son portable, chanteur « high-tech » ( !), pour chercher la rythmique qui accompagne Les petits amoureux, l’un des moments forts de cette soirée… Texte d’une force incroyable, assez terrifiant, dont l’action se situe dans un lieu précis, « derrière l’église de mon pays natal » que nous connaissons bien, au pays de Nogent en Haute-Marne. Terre natale de Bernard Dimey qui vécut le plus clair de son temps à Montmartre, décor pittoresque s’il en est.
Rendons grâce à Jehan du choix des poèmes qu’il a mis en musique. Il a d’emblée arraché Bernard Dimey à sa réputation d’ivrogne montmartrois. Sans nier l’attachement qu’il eut pour la bouteille, pour ce breuvage « doux au repos du guerrier », qui nous vaut notamment cette grande chanson, hymne à l’amitié, Si tu me payes un verre, son écriture nous transporte très au-delà. Ecoutons Jehan. Écoutons Je deviendrai très emmerdant, portrait en contre point de celui que Dimey ne fut jamais – on ne sait s’il faut dire hélas, ou heureusement – « Lorsque les enfants des écoles /Apprendront en récitation /Histoir’ de m’offrir un pactole /Les paroles de mes chansons /Je serai dans le dictionnaire /En principe de mon vivant /Je serai un vieux solitaire /Et terriblement emmerdant. » Ecoutons ces récits troublants de dérision, d’humour, comme l’invitation à assister à la crucifixion- un morceau d’anthologie !! – ou bien l’évocation de la vie du truand Fredo, soulignant un talent de scénariste. Écoutons combien Bernard Dimey savait scruter notre humanité, comme dans Le Zoo où l’homme fait figure d’étrange bipède fier « D’avoir de beaux souliers, de porter un chapeau, /D’absorber du tabac et du bicarbonate /D’être un homme. Bon Dieu ! de payer des impôts ! » Écoutons son chemin de vie, chemin de traverse L’aventure… la voilà ! Une aventure que l’on trouve à l’intérieur de soi ou dans les yeux de l’autre… « Ce que je ne vois pas, d’ailleurs, je le devine… » nous entraînant alors dans des mondes irréels, fantasmagoriques.
A l’issue de ce concert, on sait que Bernard Dimey a laissé à la postérité l’empreinte de sa profonde humanité partagée, écartelée parfois, entre lumière et ombre. La mort rode inéluctablement, et le poète s’arrête souvent sur ce temps qui reste… « Je sens qu’il va falloir que je m’y laisse prendre /Un grand coup d’épouvante et tout s’engloutira… » Mais jamais il n’oublie les autres « Avant de m’en aller fair’le con chez les anges /Dois-je vous dire adieu, au revoir ou merci ? » Le réconfort, il le trouve, sans contestation possible dans l’amour. Qu’il le dise avec pudeur, douleur de la séparation dans J’aimerais savoir, ou avec un érotisme superbe dans La Luxure : « Vivre /Avec le parfum de ta peau /Tes cheveux sous mes doigts /La douceur de ton ventre /Et descendre /Et descendre /Et chercher le corail à l’intérieur de toi… » Moment de pure beauté du concert, Lionel Suarez au piano.
Et l’amour va forcément de paire avec le rire et les chansons…
L’amour n’existe pas mieux vaut en faire son deuil,
A moins que grâce à toi mes cauchemars s’effacent,
Que vingt ans de ma vie s’éloignent à reculons,
A moins que grâce à toi dans mon vieux cœur de glace
Se rallument soudain le rire et les chansons. (J’ai vécu)