Léo Haag, En Chantier 2021 (©Anne Wenger)
21 mai 2021, sortie du nouvel album de Léo Haag
En chantier
Avec
Léo Haag (textes, compositions, piano, voix, arrangements), Jean Lucas (trombone, tuba, chœurs, arrangements), Jérôme Fohrer (contrebasse) Frédéric Guérin (batterie, percussions, choeurs) avec la participation de Murielle Holtz (voix, chœurs), Christophe Rieger (saxophones alto & ténor) Paul Barbieri (trompette, althorn, chœurs) Lionel Riou (trompette, trombone)
« D’abord livrer pagaille… se jeter avec les mots, le corps et sans doute aussi le piano, surprendre la parole, essayer de se perdre et créer un peu de désordre… ensuite on verra. » Léo HAAG
En a‑t-il fini Léo Haag de « jouer au vagabond, à dos de piano » ? En a‑t-il fini avec les virées improbables partout où il peut se poser : café culturel, salon, théâtre, chapiteau, « à l’ombre d’un vieux chêne » ou dans une chapelle… ?
En a –t‑il fini de « livrer pagaille » ?
Sûrement pas, si l’on en croit ce qu’il nous offre avec son nouvel album. Il continue le voyage : « Je prends l’amour, je prends la mort /Je suis pas fou, je suis le fil /Du temps qui court et je voyage. » Cette fois il y a du monde sur le pont et l’on s’accordera sans doute à dire que les musiques, à grands coups de cuivres, tuba, trombone, trompettes, tiennent du carnaval et du charivari, de la fanfare et du chant révolutionnaire, et même de la musique africaine… Impossible de résister à l’élan qu’insufflent les sept titres aux noms énigmatiques. Car l’auteur s’en prend aux mots pour les distordre, les accoupler bizarrement, en faire de fausses calembredaines. Le propos n’est pas vain, croyez le bien. La voix parlée en épouse tous les méandres, les aspérités comme les douceurs, et l’on se prend à se laisser porter sur son flot. On l’aura compris cet album nous a littéralement chavirée.
On aimait déjà, avant même d’écouter, le graphisme d’Anne Wenger où des tâches d’une encre rouge-brun dessinaient des corps qui dansent, jouent de la musique dans un désordre festif, dessinaient aussi des éclaboussures sanguines, même un piano à queue, même la silhouette du pianiste. On aimait feuilleter le livret, s’égarer dans les textes puissants qui nous interpellent d’emblée. On aimait cette image du refrain, dès le premier titre, chant de partage, de combat « Et si notre âme s’habille de bleus /C’est parce que nous sommes en chantier ». On aimait que le titre Rikiki torde le cou à lui faire rendre l’âme à notre monde ivre de technologies, à sa tyrannie et à notre soumission. On aimait les deux textes qui ne sont pas dans l’enregistrement mais apparaissent simplement tracés de la main de leur auteur. Le premier est consacré au piano de la méduse, évoquant la tragédie d’une mort choisie, dans une superbe métaphore marine… On ne saurait éviter de penser alors à notre ami Patrick Boez, animateur de l’émission Jambon-beurre à St Pierre & Miquelon, homme vaincu par son mal de vivre, échoué sur son île, et de lui dédier cette épitaphe :
« Il est parti rejoindre ceux qui savent
Que la vie est un naufrage tranquille
Que parmi les épaves fleurissent les terres d’asile. »
On aimait le deuxième texte manuscrit, texte d’espérance dédié à l’ami, à l’amie, au frère, à l’humain. Il s’achève ainsi : « les uns contre les autres, nous nous en rêverons encore, laissant glisser sur nos paupières chaque étoile qui rentre au port… » On laissera pour la fin deux textes : l’un tout entier dédié à un amour enfui, comme un livre écrit pourtant de concert « pour inventer l’inaccessible /Le vocabulaire de l’indicible et la grammaire de l’impossible » et qui pourtant s’est refermé. L’autre, écrit à l’encre de la révolte et de la colère, L’ogre d’église, où un souffle épique rapproche Léo Haag de Victor Hugo se dressant contre Napoléon III dans Les Châtiments, de Léo Ferré, de Jacques Prévert auteur de la Crosse en l’air… Le pamphlet est sans concession contre l’Eglise : « Quand l’orgue se déguise au nom d’un père qui est odieux /Ce sont les cris du chœur qu’un chef en toc dirige à la braguette. Et la tripoté de saints qui suivent à la queue leu leu. »
Bien entendu la découverte de ces textes peut accompagner la lecture d’un autre livret, un « livret pagaille », une belle édition sur « du vrai papier, épais et texturé, de cette matière qu’on aime toucher… ». On peut l’acquérir en écrivant à l’artiste (Les Combes 30460 Lasalle) ou bientôt – on l’espère ! – à la sortie de ses concerts.
Et pour nous prouver que décidément l’artiste aime particulièrement le papier que l’on touche, l’album est aussi l’occasion d’y joindre le lien avec son poème cinématographique de 17 min, cosigné avec Philippe Lux, titré Pagailles nocturnes. Pas vraiment une histoire, plutôt un portrait de l’artiste au travail. Il commence avec des bruits de papiers que le pianiste froisse rageusement, met en boules. La main écrit, fébrile, dessine en gros plan dans un amoncellement de papiers froissés, d’où émergent des cahiers de mots, de dessins… Assez vite on comprend que cet amas de papiers se trouve sur les cordes d’un piano à queue, ventre ouvert. Bientôt, des baguettes remplacent les papiers, des bouchons de liège empilés qui chutent sous la vibration des cordes, puis une bouteille qui roule et enfin des plumes, quand vient le temps de l’apaisement retrouvé. Le tout est filmé dans un clair-obscur où se détache à peine le buste du pianiste, juste entraperçu, les cheveux mi-longs dépassant d’une coiffe évoquant l’un des nombreux autoportraits de Rembrandt.
Ce court métrage s’achève sur ce poème :
Prendre la parole
Comme on prend le large
Oublier mon texte
Me perdre dans la marge
Fleurir encore
Changer de pot
Plonger dans le poème
De l’autre côté des mots