Clara Ysé, Le monde s’est dédoublé – 2019 (© Sylvain Gripoix)
23 mars 2020, album six titres de Clara Ysé sorti en avril 2019
Le monde s’est dédoublé
Avec
Clara Ysé (textes, musiques, voix) Camille El Bacha (piano) Seddy Novruz (clarinette) Marc Karapétian (basse) Naghib Shanbehzadeh (batterie, percussions) Yulian Malaj (co-compositeur et co-auteur de deux titres Mama et Libertad, seconde voix)
« Je crois que par la musique, on peut se connecter à l’invisible. Je suis superstitieuse, ma mère l’était aussi, et ces chansons, écrites dans les quelques mois qui ont suivi sa mort, étaient une manière de lui dire des choses que je n’ai pas eu le temps de lui dire. Avec elles, j’ai eu l’impression de renaître, d’amener de la vie là où il n’y en avait pas. Ça m’a apaisé. C’était ma manière à moi de traverser ça […] Quand j’étais petite, je passais des heures à regarder mon père, Bruno Dufourmantelle, peindre dans son atelier. Il fait des huiles de deux mètres sur deux et part toujours de fonds obscurs pour faire venir la lumière. La chanson Le monde s’est dédoublé raconte ça : au plus profond de quelque chose qui paraît sans issue, des lumières apparaissent. »
Pour écrire sur celle qui apparaît déjà comme une artiste incontournable, nous attendions la soirée de clôture du festival Barjac m’en Chante cet été. Nous attendions de nous laisser envahir par cette force vitale qui s’exprime puissamment dans la parution de ces six chansons… Et voilà que nous arrive cette épreuve inimaginable du confinement pour lutter contre un ennemi invisible mais non moins terrifiant. Alors, écouter ces chansons là, écouter cette voix puissante prend un sens nouveau.
Tous les commentateurs l’ont dit, il s’agit chez cette jeune femme terrassée par le deuil de sa mère, d’une renaissance, d’un cri primal. Et cette résurgence nécessaire des forces chacun de nous l’expérimente un jour dans sa chair. Aujourd’hui, à l’aune de ce présent tourmenté, ces chansons ont un prix pour chacun, pour chacune de nous.
Clara Duformantelle s’est choisi pour nom, un prénom : Ysé… Il n’est sûrement pas de hasard. Il nous évoque Yseult, mais aussi Isée, orateur grec, et toute l’escorte philosophique, mythologique de ce Vème siècle antique qui a nourri notre civilisation, mais plus encore l’héroïne de Partage de Midi de Paul Claudel, une tragique histoire d’amour… La tragédie, cette jeune femme, pourtant née sous les meilleurs auspices, l’a vécue avec une brutalité rare dont elle ne cache rien. Dans Fées magnétiques, les mots sont posés, sans l’ombre d’une ambigüité : « Je vous dirais, mes anges, que sans vous ces jours –ci /j’aurais rejoint ma mère au paradis… » Et c’est bien sûr, la chanson titre Le monde s’est dédoublé qui dit la déchirure intérieure qu’elle a vécue et dans laquelle nous pouvons nous reconnaître.
Arrêtons-nous sur cette chanson qui « ouvre » l’album, comme on parle d’une ouverture en musique classique. Car si la guitare accompagne doucement la voix au départ, la musique monte crescendo et la clarinette finit même par hurler… Si la chanson dit la sidération, le choc, « J’ai pris peur, j’ai crié que quelqu’un me vienne en aide… », très vite elle laisse place à la voix de l’ami venu la secourir et qui scande « Derrière les nuages, il y a toujours le ciel bleu azur qui luit…Mon amie, prends patience… » Au final, cette chanson est un hymne à l’amitié, celle qui compatit, celle qui console. Grâce à elle, accompagnée de percussions facétieuses et ludiques, Fées magnétiques chante le retour à la vie, le corps qui exulte, qui danse, chante sa « sauvagerie ».
Cet album est aussi un hymne à l’amour. Il s’exprime en anglais dans Mama où la voix ample, profonde et grave de Clara Ysé est soutenue par celle de Yulian Malaj, en espagnol aussi, dans le refrain de Fées magnétiques et dans Libertad, révélant un souffle universel. Car le combat achevé, une fois déposées les « armes, sous la terre », l’amour apaisé donnera de nouvelles forces pour les autres « On ira dans la plaine voir l’enfant outragé /On apprendra la langue des animaux blessés/On chantera la terre dans les forêts brûlés »… Une certitude dans cette voix de guerrière que l’on compare volontiers à celle de Colette Magny : « Derrière le fracas, il est un chemin vers de nouveaux matins. » Une fois la peur vaincue, le « voyage équinoxial » peut reprendre, « la vie défile » à nouveau… Et la clarinette peut joyeusement l’accompagner…
Ecoutons, pour conclure, les mots d’espérance de Clara Ysé dans l’article cité plus haut : « Dans Océan mer, le livre d’Alessandro Baricco, en pleine tempête, les gens meurent les uns après les autres, et au moment où on croit qu’il n’y a plus d’espoir, il y a une voile blanche à l’horizon. Cet EP a été ma voile blanche. »