Emmanuel Commenges, Maintenant = Poésie, 2022 (©Déa Campbell / Ludovic Lourties)

Emma­nuel Com­menges, Main­te­nant = Poé­sie, 2022 (©Déa Camp­bell /​Ludo­vic Lourties)

20 mai 2022, sor­tie du livre – CD d’Emma­nuel Com­menges, Main­te­nant = Poé­sie, gale­rie de por­traits chan­tés, avec les pein­tures de Déa Camp­bell. Paroles des chan­sons créées à par­tir des ren­contres de cinq rési­dents, deux ani­ma­trices et la coif­feuse de l’Ehpad de La Réole (33) avec le concours de Lau­rence Pouey­to, actrice, auteure et met­teuse en scène.

« Une humeur, une cou­leur, une poé­sie…»

Avec,

Emma­nuel Com­menges (chant, musique, cla­ri­nette, saxo­phone), Xavier Duprat (cla­viers) Antho­ny Mar­tin (gui­tares) William Rieu­blanc (contre­basse) Luc Girar­deau (per­cus­sions)


Ce pro­jet d’une remar­quable inven­ti­vi­té, ce livre – disque, ces por­traits peints, écrits, mis en musique, chan­tés, relève de la plus pro­fonde huma­ni­té, celle qui témoigne, par­tage, réunit, res­pecte, celle qui aime l’Autre comme on aime­rait tou­jours qu’il le fût… Emma­nuel Com­menges, auteur com­po­si­teur inter­prète, musi­cien (saxo­pho­niste, cla­ri­net­tiste) n’aime rien tant que faire des pas de côté. S’il a fait le choix de déve­lop­per un pro­jet solo, d’écrire en fran­çais, comme en témoigne son album Des larmes de cou­leur- acte de résis­tance pen­dant l’année 2020- il reste en recherche constante, per­sua­dé que tout reste encore à inven­ter pour aller au-devant du public, ou plus exac­te­ment, des publics. Pour illus­trer sa démarche, citons l’appel qu’il lan­ça sur le réseau Face­Book avant la paru­tion de son livre – disque, ses appels à créer des haï­kus pour illus­trer les por­traits peints de Déa Camp­bell, en amont de la paru­tion de l’album… Voyez un peu : « Bouche prête à un bon mot /​Oeil fri­sé, effron­té /​Comme quand j’étais mar­mot » ou bien « Rien à droite, pas à gauche /​Der­rière, devant – non /​Elle s’est bar­rée la vie (N.T.)

Il pose lui-même des mots forts en pré­am­bule des pages de ses por­traits chan­tés (cinq rési­dents âgés, deux ani­ma­trices et la coif­feuse d’un Ehpad se sont confiés à lui) pré­sen­tant son pro­jet dans un dis­po­si­tif dépar­te­men­tal de la Gironde, nom­mé L’un est l’autre : « On a rimé, stro­phé, syl­la­bé en les réécou­tant… » Avec les musi­ciens, « On a taillé, choi­si les cou­leurs… » Et de conclure « Cha­cun d’entre nous pen­dant sa vie sur Terre infuse sa manière unique d’être au monde, une humeur, une cou­leur, une poé­sie. » Au cours d’un entre­tien paru en avril 2020 dans le blog Le Doigt dans l’œil il se confie lon­gue­ment sur ses expé­riences qui le confrontent à des publics autre­ment sen­sibles et récep­tifs, ceux des rési­dents des EHPAD, ESAT (Éta­blis­se­ment et ser­vice d’aide par le tra­vail), des trau­ma­ti­sés crâ­niens… Il cite alors le rap­port à la musique, com­pa­rable « à la transe dans les musiques orien­tales ou afri­caines, qui va dans le sens du lâché-prise et d’une envo­lée autant phy­sique que musicale »…

Voi­ci donc ces por­traits chan­tés que les pein­tures de Déa Camp­bell illus­trent avec puis­sance, don­nant chair aux bouches, aux regards, à la peau, aux rides… Chaque chan­son est un voyage dans une vie inté­rieure faite d’odeurs, d’images, de sen­sa­tions. Chaque chan­son a trou­vé son habillage sonore dont le trait com­mun est sans aucun doute la force vitale, presque ani­male. Car, disons-le, ce qui nous touche c’est en fila­gramme, l’échéance pro­chaine « Après la mort, ce s’ ra pas mal /​On pour­ra dor­mir tout’la vie »… »… « Pour moi, là, ça s’arrête /​Dans le fin fond de la chose/​et du bout »… « La mort, même pas peur, on ne vit que deux fois ! »… « Mais avant qu’vienne le jour où on me met­tra en bière /​Pas­sez-moi ce chif­fon, que j’fasse un brin d’poussière ! »

Comme atten­du, les chan­sons s’emparent du pas­sé et nous le res­ti­tuent par bribes, par images… On com­mence dans l’Aveyron, dans l’odeur des vaches… Cette pre­mière chan­son qui swingue joli­ment des­sine le por­tait d’un sacré bout de femme libre et gaie, la seule femme dans une bande de gars à faire des bœufs avec sa gui­tare et qui rêve encore de chan­ter. Comme on aime aus­si suivre cet homme escor­té par le pia­no qui « [aimait] Ros­si et Maria­no /​dan­ser la valse et le tan­go »… ! Cas­sé par une vie de labeur… échoué là « On mange on boit on passe le temps /​Qu’est ce que vous vou­lez faire /​Par­fois y a des anni­ver­saires… Quel tem­pé­ra­ment aus­si que cette ancienne ins­ti­tu­trice, qui parle fort, aux accents d’une musique très six­ties. Elle a tout essayé sport, musique, sophro­lo­gie, médi­ta­tion… mais sur­tout, sur­tout elle a « du coffre dans la voix » ! On la sui­vrait volon­tiers pour écou­ter John Col­trane dans son album, A love Supreme, une vaste prière, et pen­ser « qu’on est tous faits d’or et d’argent »… Et ça tombe bien car, dans la chan­son qui suit, les mots s’échappent, libres et ins­pi­rés, dia­loguent avec la cla­ri­nette. On pense au fou chan­tant André Min­vielle… Voyez ces mots mou­vants où plane l’absence de l’être aimé «… Mais le pauvre, mon mari /​i vient plus… Avant, j’restais contre lui /​C’était encore plus dole /​maint’nant moins ! De l’émotion, certes, nous en avons… et pas qu’un peu ! Par­ti­cu­liè­re­ment quand elle sur­git dans l’évocation d’une vie de résis­tance à l’anéantissement sous les piqures, les pilules… « Je suis de ceux qui luttent toute la jour­née »… Et les mots cognent ! « Morts aux cons, gloire aux fous, et aux pauvres d’esprits… » C’est sur les trois temps d’une valse que les yeux bleus plan­tés dans les nôtres déroulent, strophe après strophe, la vie d’une mari­nière de Sète à Mar­seille… Une enfance avec treize frères et sœurs… Une « chi­pie » qui rit encore de sa chute en vélo, les quat’fers en l’air, la jupe par-des­sus tête devant les gar­çons car elle en a, elle aus­si, du tem­pé­ra­ment… « T’as des épingles aux fesses » lui disait sa mère… Aujourd’hui, c’est du soleil qu’elle veut. Bien sûr, on s’étonne et on s’amuse ensuite devant la poé­sie d’un per­son­nage, « poète à l’Académie fran­çaise, pro­fes­seure de méde­cine… et artiste aux Beaux-Arts » ! Des trou­vailles dignes de l’Ouli­po… Voyez un peu « J’ai le corps amy­li­sé… Je suis chaste et indul­mène… La source inter­cel­lante… » Vrai­ment, cette dame aux bijoux qui a mis « un peu de rose aux joues, pour flat­ter le visage » tutoie incon­tes­ta­ble­ment la poésie…

Point final dans le salon de la coif­feuse sur des rythmes rag­ga reg­gae. Le texte par­lé dévide les confi­dences cueillies dans ce lieu pri­vi­lé­gié… Des sou­ve­nirs mêlés au pré­sent, des regrets, des réflexions sur la vie, sur le corps, les rides, les cheveux…

Chaque ride fait que c’est ta vie

Les rides de joie, de tout c’qu’on a pu vivre

Tous les traits de ton visage

C’est ton his­toire que t’as sur toi

Chaque ride a bien sa place… (Allez, j’vous coiffe)