Moran (© Laurence Labat )

Moran (© Lau­rence Labat)

22 mars 2017 – Concert de Moran – Le Silence des Chiens

avec Jean-Fran­çois Jeff Morand /​Moran (gui­tare, voix) & Tho­mas Car­bou (gui­tares, voix)

Le Bijou (Toulouse)

« Écrire une chan­son comme l’amour passe à tra­vers le linge, c’est à ça que tous les auteurs de chan­sons aspirent, moi com­pris. Arri­ver à dire le gran­diose à tra­vers une phrase qui a l’air simple mais qui ne l’est pas du tout, fina­le­ment. Ça pour­rait être l’antithèse de la poé­sie, mais c’est plu­tôt la réus­site du com­bat per­pé­tuel entre la forme et le fond….  T’es pas dans la nar­ra­tion par­faite d’un Azna­vour, t’es pas non plus dans le grand bain de jeux de mots des paro­liers de Bashung, t’es en même temps dans le pre­mier degré rentre-dedans et le poé­tique abso­lu… Et ça se chante ! J’appelle ça un chef‑d’oeuvre. » Entre­tien avec Syl­vain Cormier

Ecrire une chanson 

Tem­pête.

Tem­pête hiver­nale sur le Québec.

Tem­pé­ra­ture des­cen­due sous les 22 degrés. Trente cinq cen­ti­mètres de neige, un 15 mars. L’avion qui doit empor­ter Jeff Morand et Tho­mas Car­bou peine à prendre son envol… Le rap­pro­che­ment est facile, et pourtant…

Les chan­sons que nous enten­dons, la voix de Moran, son grain sin­gu­lier de vieux mate­lot reve­nu d’un long périple, son phra­sé, ses mots et ses phrases qui dis­tordent la syn­taxe, ce mélange de fran­çais et d’anglais, c’est tem­pête sous un crâne. Ce long dérou­le­ment de ques­tions, de doutes, de désir, d’émotions, ce sont des remous, des flots sombres, des abîmes. Des trouées de lumière aus­si. De l’amour qui se cherche, se crie, se déchire, s’échoue…

C’est tem­pête sous un crâne, comme sous celui de Jean Val­jean dans Les Misé­rables : « On se dit, on se parle, on s’é­crie en soi-même, com­mente Vic­tor Hugo, sans que le silence exté­rieur soit rom­pu. Il y a un grand tumulte, tout parle en nous, excep­té la bouche. Les réa­li­tés de l’âme, pour n’être point visibles et pal­pables, n’en sont pas moins des réa­li­tés. » Ce flot de pen­sées inter­mi­nables peut faire peur quand il prend forme sous la plume… Moran vou­drait que cette trans­crip­tion soit puri­fiée de tout orgueil. Il le dit en entre­tien : « Oui, j’ai un lan­gage, une manière poé­tique, je ne viens pas de Fer­ré pour rien, mais je veux de plus en plus écrire sans orgueil. » Il le chante : « J’suis pas si vieux /​Mais quelques fois /​J’ai peur pour­tant /​D’avoir tout dit /​D’être un recueil de mes mensonges. » 

C’est tem­pête aus­si pour nous qui assis­tons dans l’ombre au duo à peine éclai­ré, tan­tôt bai­gné dans le bleu, tan­tôt dans le rouge ou le blanc. On est lit­té­ra­le­ment embar­qué dans leur inti­mi­té où les lan­gages artis­tiques se fondent et se confondent : les mots, la musique des voix et des ins­tru­ments, les images. La dimen­sion d’une salle comme celle du Bijou est pro­pice à la magie.

Les mots d’abord, bien que l’équilibre des sons ne nous per­mette pas ce soir d’en goû­ter toute la saveur, toute la chair vivante – il sera bon d’écouter à nou­veau les chan­sons de l’album mais aus­si de se plon­ger dans l’édition des textes de Moran. Les gui­tares et notam­ment le jeu fas­ci­nant de Tho­mas Car­bou auquel il fau­drait ajou­ter sa voix, ses lita­nies, ses psal­mo­dies, qui ancrent défi­ni­ti­ve­ment les chan­sons dans une spi­ri­tua­li­té amé­rin­dienne. Les images qui défilent sur l’écran der­rière eux ajoutent encore à cet envoû­te­ment : long tra­vel­ling, camé­ra embar­quée à l’épaule de l’homme qui marche dans les grands espaces où les fûts des forêts sont les piliers d’un temple, où les ani­maux retournent à leur sau­va­ge­rie natu­relle. Images aus­si de l’homme empor­té, qui par­court le gigan­tisme d’une métro­pole la nuit. Sen­sa­tion ver­ti­gi­neuse de vitesse. Du rouge, du jaune… Celui aus­si de l’incendie qu’un vent violent anime. Par­fois images abs­traites, comme de grandes écharpes de cou­leurs, ou des ali­gne­ments de points, ou bien encore un effet de neige qui tombe interminablement.

Un concert de Moran, c’est une immer­sion très « ver­lai­nienne » dans l’étrange, l’incertain, le flou, l’indécis : « Que ton vers soit la chose envo­lée /​Qu’on sent qui fuit d’une âme en allée /​Vers d’autres cieux à d’autres amours. » C’est pour­quoi en est par­ti­cu­liè­re­ment sai­si par ce qui entoure la créa­tion de la chan­son titrée Cra­sy. Une chan­son qui tente de rendre compte de la vie inté­rieure d’un schi­zo­phrène et qui pour­rait être comme l’acmé de cette créa­tionC’est une défla­gra­tion de sons et d’images écla­tés sous un crâne. On a aus­si rete­nu des bouts de phrases au hasard des chan­sons, comme des fils d’Ariane pour nous gui­der dans le dédale des pen­sées qui se cherchent : « J’ai des mots pour le dire mais tu ne com­pren­dras pas… » Les mots tou­jours – ceux qui « déboulent comme des cadeaux », les phrases qui « se posent comme des tableaux ». Ou bien « J’ai la lune et le miel tel­le­ment loin l’un de l’autre ». Déchi­rure, écar­tè­le­ment, sen­sa­tion de chute sans fin, quête d’amour, appel, prière « Mont­réal, caches-tu assez d’amour pour moi ? » Qui pour l’occasion devient, dans un clin d’œil fami­lier, « Tou­louse, cachez-vous assez d’amour pour moi et Tho­mas ? On entend ce cri « Me laisse pas tout seul au milieu du tapage ! » Et pour­tant, par­fois, s’en vient le désir d’abandonner le spec­tacle à l’entracte, de mettre fin à l’ « arnaque » d’un duo amou­reux auquel on a cru.

Le concert s’achève sur la pro­jec­tion d’images intimes, films en super huit. Famille, enfants, parents qui pour­raient bien être les nôtres. Arrêt sur l’image finale. Por­trait du père, père adop­tif qui manque encore. Qui manque tel­le­ment. Temps enfuis qui laissent à l’âme l’envie de croire, prier peut-être, et cette ques­tion obsé­dante : « Les yeux dans les cieux, est-ce que ça va mieux ? » A plu­sieurs reprises, à si petite dis­tance de la scène, on devine les larmes de Moran dont la voix ne laisse rien paraître. On vou­drait pou­voir le ser­rer dans nos bras, comme le fait Tho­mas Car­bou au salut …

Non, Jeff t’es pas tout seul !

Ce duo magni­fique offre sa part pro­fonde et fra­gile d’humanité pen­dant deux heures, au soir d’une jour­née assom­brie, comme beau­coup d’autres hélas, par un nou­veau défer­le­ment de vio­lence. Sur Londres cette fois, sur le pont qui enjambe la Tamise et conduit au pre­mier Par­le­ment de l’Histoire.

La tem­pête n’est pas près de finir sous nos crânes.

Alors, Moran chante « Met­tez le feu à vos sty­los /​Écri­vez fort /​Écri­vez beau ! »