Nicolas Frassinet, Cigaliennes, 2022(©Nicolas Fraissinet)
16 mars 2022, De clip en clip # 14
Comme épave perdue…
Avec,
Kloé Lang, Seule (Paroles et musique de Barbara), album Aimez moi qui sort le 18 mars, réalisation Hélène Merlin
Vanessa Philippe, Si ce soir là (Paroles et musique Vanessa Philippe) Réalisation, Pascal Parisot, album Soudain les oiseaux, sorti le 21 janvier
Emil Möwe, Anne (Paroles et musique Emil Möwe /Maurice Fontaine), album Consolament, paru le 11 mars 2022, réalisation Eric Caligaris
Fraissinet, Cigaliennes (Paroles et musique de Nicolas Fraissinet) album Des étoiles dans les yeux inspiré du roman éponyme, réalisation Nicolas Fraissinet
L’actualité se fait brûlante, inquiétante et obsédante. Il devient difficile de regarder sereinement le déroulement de nos jours. Alors nous écoutons avec une sensibilité particulière les chansons qui nous parviennent, nous observons autrement les images des clips. Nous y cherchons parfois comme un écho à notre peur, notre douleur, notre espoir aussi… Cette fois, notre sélection de clips est teintée de cette épreuve que représentent la guerre et son cortège de drames humains.
Dans quelques jours paraîtra un premier album de la comédienne, réalisatrice et chanteuse Kloé Lang qui s’apprête à vivre également, seule en scène, des titres partagés entre Barbara et Janis Joplin. Reconnaissez que le projet a de quoi susciter la curiosité d’autant plus que les arrangements de l’album sont du multi-instrumentiste Michael Wookey (cordes, cuivres /sampleur, optigan) dont nous avons tant aimé la présence aux côtés de Pauline Dupuy dans ContreBrassens.
L’album se présente comme une longue quête d’amour racontée à travers un choix de titres des deux chanteuses, de sons additionnels entre les titres, et s’achève par Aimez-moi, le titre éponyme, composition de Kloé Lang. Le clip du titre Seule de Barbara, chanson datée de février 1981 – avant la démesure et l’aventure du chapiteau de Pantin – offre des images noir et blanc, comme pour mieux souligner l’état d’âme, celui d’un pays perdu, sans couleurs, d’une terre sans soleil… C’est une lente litanie, cette succession de comparaisons « Comme jour, /Comme nuit, /Comme jour après nuit, / Comme pluie, / Comme cendre, / Comme froid, / Comme rien, /Comme un ciel déserté, /Une terre sans soleil, /Comme pays perdu /Sans couleur, /Sans clarté, /Sans étoile, /Egarée /Comme épave perdue » . Il s’agit de cet état d’abandon, de désespérance, d’égarement où nous plonge l’actualité même si, bien entendu, la réalisation du clip – pas plus que la chanson de Barbara revenue par trois fois à la description de cet état d’âme (La Solitude, Seule, Fatigue) – ne doit rien à ces événements récents. Le haut du buste et le visage auréolé de cheveux de la chanteuse sont traversés de nuages, d’une pluie d’étoiles, d’un chemin en forêt, de vagues qui déferlent, du galop d’un cheval, de la surface d’une eau agitée de vaguelettes, de l’errance d’un insecte, de phares dans la nuit… pour dire la solitude : « Je me cogne et me brise »…
En janvier dernier est paru un cinquième album de Vanessa Philippe, Soudain les oiseaux, dédié à sa grande sœur disparue en 2019. Le clip du titre Si ce soir là démontre, si besoin est, que le deuil n’empêche nullement une atmosphère légère, des sons électro pop et encore moins des images colorées. La chanson a quelque chose de ludique, déjouant le drame. Comme une réparation, le texte distille une espérance, l’effacement même de la mort, comme un retour possible, grâce à la création, à la poésie, à la chanson : « Si ce soir tu reviens pas /Si ce soir-là /Qu’est-ce que j’vais faire de moi /Et j’écrirai des vers /Ou j’te chanterai des proses / Des fruits de la passion / En souvenir de toi / Alors peut-être tu reviendras / Juste ce soir-là… » Les images, elles, jouent des irruptions soudaines du noir et blanc dans la couleur, du pouvoir de la couleur rouge, celle du canapé, celle du bouquet de tulipes… Jeu de jambes, de pieds, de mains… Visage qui disparaît sous les cheveux, sous les fleurs. La voix est presque mutine comme celle d’une enfant qui joue elle aussi. Un moment enfantin – ou presque – car nul n’est dupe, bien sûr, de ce jeu faussement naïf…
Emil Möwe, autrement dit Maurice Fontaine, de toujours défenseur et acteur de la création, de la musique en particulier, aujourd’hui patron du café culturel La Grande Famille à Pinsaguel (31) vient tout juste de publier un premier album aux teintes sépia. Son nom de chanteur, l’iconographie, la couverture sont empruntés à un grand oncle dont il possède une abondante correspondance, des nouvelles d’un marin parcourant les mers… Un certain Emil, surnommé « la mouette » en allemand, engagé dans la marine marchante à l’âge de treize ans, après sa communion. Le titre Anne, s’adresse à sa sœur, déportée au camp de Neuengamme, au Sud-est de Hambourg. Bien entendu le clin d’œil à la chanson de Louis Chedid ne saurait nous échapper, pas plus que les allusions à la déportation des homosexuels, des tziganes… « La neige a recouvert ton cœur /Imposé le silence /Petit ex-voto dérisoire /Fait de morceaux d’os et d’ivoire /Pour conjurer l’absence /Anne ma sœur Anne/La neige à Neuengamme/A effacé tes pas … »
Le traitement des images du clip, apparaissent dans un flou et une vibration comme surgissant du passé, sauvées de l’oubli, de l’engloutissement… Le garçonnet qui pose en costume de communiant, les lettres manuscrites, les noms, St Nazaire, Rotterdam, Dahomey, les images vaguement colorées des colonies, les cartes postales d’un ailleurs aujourd’hui disparu, les mots calligraphiés « Souvenirs », « J’attends des nouvelles »… le bateau aussi… Et puis des images devenues abstraites où apparaissent des fils, « Fil bleu, fil à ton poignet » … Emil, le grand oncle, sa sœur Anne sont soudainement arrachés à l’engloutissement des ans… En une chanson, « Anne, ma sœur Anne… je ne t’oublie pas »
Y aurait-il donc moyen de vaincre la mort, cette faucheuse « au travail avec sa faux de grandes moissons » commente Nicolas Fraissinet auteur, compositeur des Cigaliennes, le dernier clip de cette sélection ? Y aurait-il moyen de la voir soudainement arracher ses voiles et devenir cette danseuse dans « un univers lunaire plus burtonien que balnéaire » s’évadant de son impitoyable mission « par devoir d’équilibre universel » … ? Imaginons, imaginons un instant « Quand je quitterai ma fourmilière, aux mille chemins de juste et bonne manière /Alors j’ouvrirai mon cœur à double tour / J’oublierai les comptes à rebours… » Nicolas Fraissinet a mis lui-même en images cette improbable métamorphose sur fond sonore de pizzicato d’un violon sautillant, séduisant…
Une porte s’ouvre dans un décor brumeux pour laisser apparaître la silhouette noire de la faucheuse… Suspendre la faux au porte-manteau, oublier la peur d’aimer le jour et, malgré le temps compté par le sablier, soudainement se mettre à danser, encore enveloppée du noir de ses voiles… Puis, dans cette ronde tombent les voiles et apparaît alors une peau, une longue natte couvertes de cendre et de terre séchée « Quand je saurai me dévêtir avec pour seule feuille mon seul sourire /Alors sans rougir et sans plus réfléchir / j’échangerai méthode contre plaisir »… Les mains viennent caresser les blanches et les noires du piano tandis que veille le violon et que le sable s’écoule inéluctablement… La main gauche gantée de noir dessine des arabesques… On pourrait y croire :
« Je chanterai. Je danserai
Sur les toits, sur nos étoiles, pour le bonheur
Que viennent en choeur les cigaliennes couleurs »
La fin, vous la devinez… La faucheuse remet ses voiles, reprend sa faux et ferme la porte derrière elle…