Eléonore Clovis –Festival Bernard Dimey - 2019  (© Domi Decker)

Eléo­nore Clo­vis –Fes­ti­val Ber­nard Dimey – 2019 (© Domi Decker)

11 mai 2019, Le fes­ti­val Ber­nard Dimey reçoit Eléo­nore Clo­vis, auteure Echan­tillons, Edi­tions Gal­li­mard, 2010, Concor­dances des sons, Edi­tions Car­nets-Livres, 2012, Le petit rond, Edi­tions Mouk 2018 – Concert

Quelque chose qui cloche

Avec

Eléo­nore Clo­vis (pia­no, cla­vier, voix) – ren­contre lit­té­raire ani­mée par Claude Juliette Fèvre 


Espace Bar du centre cultu­rel Robert Hen­ry – Nogent (Haute-Marne)

Echan­tillons, c’est le livre d’une flâ­neuse qui recueille la rumeur du monde. Sous forme d’es­quisses ou d’é­pures, dans son pre­mier livre, Echan­tillons, Eléo­nore Clo­vis (née en 1982) n’embellit rien, ne fait pas de jolies phrases, mais reste tou­jours aux aguets. Fidèle à son poste d’ob­ser­va­trice, elle scrute la vie qui passe devant elle. Le réel est une res­source infi­ni­ment riche et, en se frot­tant direc­te­ment à lui, l’au­teur pro­voque une expé­rience forte : celle de l’i­mage, la plus directe des per­cep­tions – lapi­daires et bien sou­vent insen­sées – que nous avons quo­ti­dien­ne­ment du monde. Amau­ry Da Cun­ha – Le Monde – 04/​02/​2010

« Des petits bouts de rien » 

Com­men­çons par sou­li­gner l’initiative du fes­ti­val Ber­nard Dimey qui inno­va cette année en accor­dant un espace à la lit­té­ra­ture. C’est ain­si qu’un petit groupe de fes­ti­va­liers est venu assis­ter à la ren­contre d’Éléonore Clo­vis… à 10 h du matin ! Féli­ci­tons les quelques curieux et cou­ra­geux ! Cer­tains avaient déjà eu l’audace de tendre la main vers un petit ouvrage, mis en évi­dence sur le stand librai­rie, inti­tu­lé Echan­tillons, et vers son livre pour enfants, Le petit Rond. La plume inso­lite, fan­tai­siste, pour le moins déca­lée de la sur­pre­nante Éléo­nore ne pou­vait alors leur avoir échappé.

Éton­nante, oui, cette jeune femme à l’allure encore ado­les­cente. La ren­contre révèle une vie nour­rie d’expériences éclec­tiques, un véri­table patch­work de sen­sa­tions et d’émotions. De nom­breux voyages lui font aimer – et par­ler ! – les langues étran­gères, des séjours à Ber­lin, en Rou­ma­nie, en Chine, en Argen­tine… Elle se dit récem­ment atti­rée par le Por­tu­gal. On com­prend très vite que rien ne l’arrêtera. Il n’est pas encore né celui ou celle qui la met­tra en cage. Ses études de phi­lo­so­phie ne sont sans doute pas pour rien dans son regard acé­ré sur la vie, sur les êtres qu’elles croisent… Dans un train, dans la rue, dans un super­mar­ché… Un ins­tant, un ins­tant seule­ment suf­fit pour que naisse un cro­quis pris sur le vif, un des­sin ou un texte… Arrêt sur image inci­sif, sans conces­sion, par­fois dou­lou­reux… Rien ne semble lui échap­per… C’est comme s’il lui fal­lait sau­ver l’instant…. Elle pour­rait tout aus­si bien se mettre à le dan­ser – l’une des nom­breuses cordes à son arc – si ce n’était pas si dif­fi­cile de ne pas pas­ser alors pour un peu folle.

On com­prend assez vite que ce petit rond, héros de son livre car­ton­né, paru en 2018 pour les petits, c’est peut-être bien elle. Né dans la famille Car­ré – Car­ré on l’était depuis tou­jours, mal­gré quelques hur­lu­ber­lus, comme le cou­sin un peu rec­tangle, ou cette tante qui avait épou­sé un tri­angle, un saltimbanque…Allons donc ! – le petit rond sème la panique car nul ne peut l’empêcher de rou­ler, de plus en plus vite, de plus en plus fort…

Mais qu’en est-il d’Éléonore ? Comme le petit rond que rien n’arrête, qui en voit de toutes les formes, toutes les cou­leurs, elle expé­ri­mente. C’est ain­si qu’elle connut Radio France (RFI, Arte) pen­dant cinq ans, y lais­sa son empreinte. On trouve assez faci­le­ment sur le web les créa­tions sonores qu’elle fit pour les petits métiers. Elle fut sta­giaire à Char­lie Heb­do, his­toire de peau­fi­ner son goût du des­sin de presse….

Cette ger­mi­na­tion d’idées s’est retrou­vée dans un ouvrage, façon­né, relié à la main, recou­vert de tis­su wax ache­té à Bar­bès, édi­té à compte numé­ro­té. Il eut tant de suc­cès qu’il est aujourd’hui épui­sé. Éléo­nore est à la recherche d’un nou­vel édi­teur. C’est un assem­blage de par­ti­tions de musique, de récits de voyage, de des­sins d’actualité, de bandes des­si­nées, de confi­dences, de courtes nou­velles, assez irréelles, proche du fan­tas­tique, d’exercices de style à la Ray­mond Que­neau, de poé­sies… Fic­tions ou réa­li­tés, le regard garde ses dis­tances pour mieux scru­ter notre part d’humanité. La plume est alerte et l’on va de sur­prise en surprise…

Éton­nante Éléo­nore qui avoue avoir com­men­cé par regar­der ce monde autour d’elle, comme depuis son « sca­phandre », non sans amer­tume et colère. Envie de tout cas­ser ! Le temps a pas­sé, sa vie aus­si, elle confie qu’elle aurait pu deve­nir mal­fai­sante si elle n’avait pas eu la capa­ci­té de s’exprimer par l’Art. Aujourd’hui cette ren­contre au fes­ti­val Ber­nard Dimey nous la révèle apai­sée, dési­reuse avant tout de se réjouir de la beau­té. Elle parle d’« émerveillement »…

Est-ce pour par­ta­ger cette mue, cette méta­mor­phose que, depuis envi­ron trois ans, elle chante ? Nous la décou­vrons der­rière son cla­vier où elle module des sons jaz­zy, sou­vent joyeux, presque enfan­tins. Fille sans pré­ten­tion, vêtue d’une courte jupe noire, les jambes habillées de bleu – tou­jours cette touche d’enfance – elle aborde le public sur le ton de la com­pli­ci­té. Elle s’en vient vers lui pour avouer ses drôles de sen­sa­tions, son désordre inté­rieur, ce sen­ti­ment d’être « coin­cée » … « Mon cos­tume de petite vie com­mence à être un peu étroit »… ses ques­tions inso­lites, son manque d’amour aussi.

Son uni­vers est tout aus­si déca­lé et poé­tique que dans ses livres ou ses des­sins. Elle aurait été à son aise à la fin du XIXème avec la pata­phy­sique, avec Alfred Jar­ry, Mar­cel Duchamp. Elle se réfère elle-même à Boris Vian, Lewis Car­roll, Boby Lapointe. Elle lui fait un clin d’œil appuyé à la fin de sa chan­son J’veux un amou­reux

Par­fois, face à toutes ces ques­tions sans réponse, on part dans le décor. Il vient des idées étranges, « Je vou­drais me sai­sir du bout du doigt…me balan­cer dans un sac à bidules où l’on fourre les machines inutiles… » On se dit alors que c’est le moment de ren­con­trer David Sire – autre chan­teur génial de l’insolite ! – et pra­ti­quer la « bidu­lo­so­phie ». Mais face à ce « quelque chose qui cloche », ne tourne pas rond, on peut aus­si bien lais­ser par­ler son grain de folie, ses rêves… Naissent alors, dans une fan­tas­ma­go­rie débri­dée des « créa­tures pas nettes »… Pour oublier que nous par­lons pour ne rien dire : « On s’embrasse, on s’appelle, on s’écrit, on se mail, on reste en contact, on se tient au cou­rant… », pour échap­per à l’appel du Burn out, à la misan­thro­pie, à tout ce vide, tout ce rien qui s’émiette dans nos vies, s’effiloche… Toutes ces Paroles de vent alors que « les gens de la terre plantent des mots comme de gros noyaux » on invente, on des­sine, on danse, on écrit, on poé­tise, on chante. Éléo­nore, elle, cette inso­lite, cette étrange, sait tout faire ! Alors on se pro­met d’être à l’affût du pro­chain livre, du pro­chain concert.