DDC 2016 Jehan-Suarez(@Claude Fèvre)

DDC 2016, Jehan-Sua­rez (© Claude Fèvre)

28 janvier 2016 – Jehan & Lionel Suarez, Leprest pacifiste Inconnu

avec Jehan (gui­tare, voix) & Lio­nel Sua­rez (accor­déon)

Auditorium de St Pierre des Cuisines  (Toulouse)

« Cer­taines contrées sont des vil­lages. On a beau y mar­cher long­temps, on est tou­jours voi­sin ; on a beau ne s’être jamais croi­sés, on se connaît déjà. Dans ce pays de la chan­son de mots et de cœur, JeHaN et Lio­nel Sua­rez sont d’évidence voi­sins. L’un chante, l’autre est à l’accordéon ; l’un a cet âge-là (ah oui, quand même, déjà) et l’autre vingt ans de moins ; l’un arpente l’ardeur cal­caire des fes­ti­vals de peu et l’autre sillonne sou­vent le chêne plein des scènes prestigieuses.

Ils sont pour­tant du même pays, JeHaN et Lio­nel Sua­rez. Du même pays qu’Allain Leprest, qui a quit­té le vil­lage un jour d’été – il y a déjà si long­temps. Alors ils seront tous trois sur le même album : Allain Leprest chan­té par JeHaN avec Lio­nel Sua­rez à l’accordéon […]
La lec­ture de l’intégralité est for­te­ment conseillée !

Ber­trand Dicale

Que peut-on bien dire, écrire après les mots ins­pi­rés de Ber­trand Dicale ? Ils ont été judi­cieu­se­ment insé­rés pour accom­pa­gner l’album, par l’équipe d’Ulysse pro­duc­tions qu’il faut saluer pour cette noble entre­prise. Il fal­lait en effet une plume qui sache expri­mer la rare­té et l’intensité de la ren­contre humaine : Leprest, Jehan, Lio­nel Sua­rez. Ces trois noms assem­blés sonnent, résonnent en ara­besques dans les mémoires qui s’égarent dans des sen­sa­tions encore vivantes de concerts. Avant même d’écouter on se sent le cœur en allée pour un voyage d’exception car le duo offre des inédits, des décou­vertes même au plus averti.

Alors pou­vait-on rêver plus beau ren­dez-vous que celui qui nous est offert par Détours de Chant, au deuxième jour du fes­ti­val ? Pou­vait-on aus­si rêver plus beau décor que celui de l’auditorium de St Pierre des Cui­sines avec ses voûtes majes­tueuses, ses pierres ances­trales, pour la pre­mière fois mis à dis­po­si­tion du fes­ti­val de la chanson ?

Nous sommes déci­dé­ment des pri­vi­lé­giés car la mise en bouche est offerte par le chœur de Voix Express, diri­gé par Her­vé Suhu­biette et son jeune com­plice dont on vous parle régu­liè­re­ment, Lucas Lemauff. C’est enle­vé, joyeux, inven­tif. Le chef ne dirige pas. Il danse la chan­son devant ses cho­ristes qui le suivent dans sa joie de chan­ter. Et c’est joie hau­te­ment communicative.

Sur le vaste plan­cher de bois clair, dans le rond lumi­neux d’un éclai­rage sobre, s’installe ensuite le duo atten­du. Lio­nel Sua­rez est assis à la droite du chan­teur, grand homme debout, tête auréo­lée du blanc de ses che­veux, bras qui res­te­ront sou­vent sobre­ment le long du corps, par­fois même der­rière le dos. Comme si l’interprète vou­lait se fondre dans son chant, dans sa voix. Cette voix de Jehan – de géant, de la chan­son s’entend – voix pro­fonde et grave, est un pas­se­port pour l’émotion de l’homme tou­ché au cœur par la vie, les gens, le monde. On sait que ce n’est pas un jeu, ce n’est pas pos­ture d’artiste quand il s’agit d’Allain Leprest.

C’est écrit avec le sang et les larmes, avec l’amour aus­si. Alors bien enten­du, par­fois le texte va sa vie et l’accordéon prend le pas. On aime alors regar­der Lio­nel Sua­rez jouer. Voir sa tête se pen­cher sur l’instrument pour mieux faire corps avec le son qu’il dis­tille plus qu’il ne le joue. Cette musique là, tan­tôt petite touches suaves, tan­tôt longs sou­pirs ou gémis­se­ments, c’est une langue qui s’enroule autour des mots, les enve­loppent, les caressent pour les res­ti­tuer plus vibrants encore.

Car ce duo, dans sa force et sa sobrié­té, rend un hom­mage appuyé à l’auteur Allain Leprest dont il sublime les textes. On reste encore éton­nés de nos vibra­tions inté­rieures jamais démen­ties à l’écoute de C’est peut-être, Où vont les che­vaux. Le cœur se serre bien enten­du aux mots de Je ne te salue pas ou J’ai peur… Com­ment vrai­ment oublier cette fatale jour­née d’Août à Antraigues ?

Mais on sou­rit aus­si devant la fan­tai­sie des « aïe, aïe, aïe, et yéyéyéyé » de Rue Blon­din ou celle de la toute pre­mière du concert et de l’album, Tra­fi­quants. Elle met en scène deux cra­pules, sem­blables à celles que dut croi­ser le Rim­baud d’Abyssinie, figures en contre­fa­çon du duo musi­cal, tra­fi­quants d’âmes. Est-ce pour cette rai­son qu’ils en ont fait un film vidéo pour pro­mou­voir l’album ? On aime à le croire.

Mais c’est dire une fois encore l’amplitude des thèmes qui ins­pi­rèrent l’auteur Leprest, par­fois sim­ple­ment sur le coin d’une table de bis­trot tout comme le fit un autre grand mécon­nu, Ber­nard Dimey.

Quel per­ti­nent clin d’œil final que d’offrir en rap­pel la reprise des chan­sons de cet auteur emblé­ma­tique dont le rap­pro­che­ment avec Leprest est une évi­dence. Comme elle l’est pour le par­cours d’interprète de Jehan.

Les camé­ras pré­sentes dans la salle laissent espé­rer la dif­fu­sion d’un enre­gis­tre­ment vidéo de ce concert qui pour­rait bien faire date. Le silence – on pour­rait oser dire le recueille­ment – des spec­ta­teurs, plus encore que leurs applau­dis­se­ments, a été d’une den­si­té rare. Presque pal­pable. Alors on se retire, à pas feu­trés pour ne rien brus­quer de ce temps sus­pen­du, presque irréel, sans oublier de dire à tous ceux qui y ont eu leur part : merci !