Coque­li­cots et bar­be­lés – juin 2013 (©Claude Fèvre)

25 mai 2020, retour sur cin­quante cinq jours de confinement

Une cage où l’on apprend l’oiseau

Avec

René Fré­gni auteur de Car­nets de pri­son ou l’oubli des rivières (édi­tions Gal­li­mard, col­lec­tion Tract, 2019) – Fleu­ry l’été, texte et spec­tacle de Lucienne Des­champs avec Serge de Lau­bier (édi­tions Temps des Cerises Jean Des­fonds, auteur de Cor­ba­ca­ba­na, écri­vain public en pri­son (Edi­tions du Pan­théon, 2018) – Valé­rie Mül­ler, réa­li­sa­trice du docu­men­taire Dan­ser sa peine, avec le cho­ré­graphe Ange­lin Preljocaj


« Une cage où l’on apprend l’oiseau » les mots sont de Claude Nou­ga­ro, dans sa chan­son La danse… « À la barre de chêne se pliaient les roseaux /​De nos corps amou­reux de cadences »…

Pen­dant les cin­quante cinq jours que dura cette étrange inter­dic­tion de toute forme d’échanges, de ren­contres où le corps serait pré­sent, cette pri­va­tion de la plus élé­men­taire liber­té de dépla­ce­ment, ce fut bel et bien être en cage. Du moins pour cer­tains d’entre nous, seuls dans leur appar­te­ment. Ce fut, toutes pro­por­tions gar­dées bien sûr, une forme d’emprisonnement. Il nous fal­lait, sans pré­pa­ra­tion aucune, apprendre à être oiseau en cage… Oui, apprendre à res­ter vivant, sen­sible, atten­tif aux beau­tés des jours, obser­ver les plus petits signes d’un prin­temps nais­sant, s’en réjouir, en accep­tant ses barreaux.

Dès le jour 4, Waj­di Moua­wad qui nous accom­pa­gne­ra avec son quart d’heure de jour­nal sur le site du Théâtre de la Col­line dont il est le direc­teur, évoque cette sen­sa­tion de buter contre un obs­tacle empê­chant de pour­suivre son envol… Il se com­pare alors à une mouche qui s’obstine contre une vitre… Il faut à tout prix trou­ver le moyen de ne pas s’obstiner comme elle… Alors, bien sûr, pour ne pas s’obstiner il a écrit, ce que nous avons fait aus­si quand d’autres chan­taient, jouaient de leur ins­tru­ment, pei­gnaient… La mouche ain­si s’est éva­dée, l’oiseau s’est mis à voler en dépit des bar­reaux de sa cage.

C’est alors que cer­tains livres – à com­men­cer par La Peste d’Albert Camus, si sou­vent cité – cer­tains enre­gis­tre­ments de spec­tacles, cer­tains docu­men­taires ont pu prendre tout leur sens, sur­tout quand ils abor­daient l’univers de la prison.

Ain­si au jour 10 du confi­ne­ment, le 26 mars sur France 3, nous avons décou­vert le docu­men­taire Dan­ser sa peine, Grand Prix Docu­men­taire Natio­nal au FIPADOC 2020.  Nous avons par­ta­gé l’expérience de cinq femmes, Mali­ka, Annie, Syl­via, Sophia et Litale, incar­cé­rées à la pri­son des Bau­mettes à Mar­seille. La réa­li­sa­trice Valé­rie Mül­ler y suit le tra­vail du dan­seur et cho­ré­graphe Ange­lin Prel­jo­caj auprès d’elles, un ate­lier qui les mène­ra sur scène à Aix –en –Pro­vence, à Mont­pel­lier. Nous assis­tons au lent et patient appri­voi­se­ment de leur corps, de leur confiance mutuelle. Nous décou­vrons leur réa­li­té au sein de la pri­son, les effets de la déten­tion et ceux de la sou­daine irrup­tion de la créa­tion, de la danse.

Coïn­ci­dence ? De Mar­seille, des Bau­mettes, et d’autres pri­sons encore, il est beau­coup ques­tion dans la qua­ran­taine de pages de l’écrivain René Fré­gni publiées en décembre 2019 dans la col­lec­tion Tracts chez Gal­li­mard, Car­nets de pri­son ou l’oubli des rivières. Il faut se pré­ci­pi­ter sur ce petit opus­cule d’à peine 4€ pour com­prendre le par­cours inouï de cet écri­vain, ani­ma­teur d’ateliers d’écriture au sein des pri­sons, habi­té d’une foi de char­bon­nier dans la lec­ture et l’écriture. Il faut l’écouter racon­ter l’amour d’une mère –« Quand on a une mère et trois livres on ne devient pas mons­trueux » ‑son errance, le che­mi­ne­ment inat­ten­du pour trou­ver sa voie. C’est en pri­son, auprès d’un objec­teur de conscience, pro­fes­seur de phi­lo­so­phie qu’il découvre à la fois « le monde magique de la culture » et le goût d’écrire, dans les sept mètres car­rés de sa cel­lule. Il n’aura de cesse bien plus tard de faire par­ta­ger à d’autres son expé­rience : « Ceux qui s’arment un jour d’un sty­lo sont sau­vés… Par les pas­sages secrets que des­sine l’encre, ils retrouvent les voies menant aux rêves, à la mémoire, au monde. » Ces pages témoignent de la magie de l’écriture quand elles évoquent Yves qui s’inventa une his­toire d’amour épis­to­laire avec Mathilde. Il était l’auteur des lettres des deux cor­res­pon­dants et par­ta­geait ses lettres avec tout l’atelier qui se mit à rêver avec lui. Mais ces pages sont aus­si un aver­tis­se­ment, une peur devant notre pla­nète malade, et sur­tout devant nos ghet­tos, « ces grandes métro­poles où s’accumulent les hommes per­dus ».

Lisez, lisons encore et encore ce texte majeur.

Cette lec­ture pour­rait aus­si s’enrichir de celle des cin­quante sept por­traits de déte­nus ras­sem­blés par Jean Des­fonds, écri­vain public en pri­son, Cor­ba­ca­ba­na, paru aux Edi­tions du Pan­théon en 2018. On aime­rait que ces lettres qu’il rédige avec eux, pour eux dans cette pri­son de Per­rache et de Cor­bas, que ces échanges emprunts d’humanité les arrachent à leurs bar­reaux, ceux de la pau­vre­té de lan­gage, voire de l’illettrisme ou de l’incapacité à maî­tri­ser notre langue. C’est toute une huma­ni­té échouée là, à tous âges, sans dis­tinc­tion de sexe, qui exhibe ses cicatrices…

Enfin, pour don­ner de la chair à ces lec­tures, on peut assis­ter à la cap­ta­tion du spec­tacle de Lucienne Des­champs avec Serge de Lau­bier le 12 mars – la veille de l’interdiction impo­sé à toute forme de spec­tacle vivant ! – à la Parole errante – Armand Gat­ti. Lucienne Des­champs signe là un long poème Fleu­ry l’été (paru le 10 mars au Temps des cerises) qu’elle lit, inter­prète, chante, crie avec une force, une éner­gie bou­le­ver­sante. Nous sommes lit­té­ra­le­ment hap­pés par ce qui se déroule en scène. Un peu moins d’une heure pour entrer avec elle dans la cage. Le mot est prononcé.

Le musi­cien qui l’accompagne et chante aus­si porte ses « machines » au bout des bras, ce qui lui donne une étrange allure de robot froid et méca­nique. A lui seul, il serait ce monde concen­tra­tion­naire que la lec­trice vient habi­ter pour y ani­mer des stages de chant. Ce monde qu’elle nomme assez vite « Volière où je serai oiseau » – ces mots résonnent si bien avec ceux de Claude Nou­ga­ro. Avec elle nous par­cou­rons des « cou­loirs à n’en plus finir », nous fran­chis­sons des portes blin­dées et encore des portes, même vir­tuelles, des grilles, des tour­ni­quets… Un monde bar­reau­dé. « Dans un coin le pia­no noir offert par Bar­ba­ra »… Et sou­dain, comme une appa­ri­tion « un rosier, très rose /​un chat à demi sau­vage au soleil sur les pou­bellesIls ne savent pas qu’ils sont pri­son­niers… » Des bribes de conver­sa­tion, des appels, des cris, des mur­mures, des souffles, des rires et du rap, son rythme « comme une machine à laver qui me répète un pré­nom »… Beau­coup de ques­tions… « ça sert à quoi un yoyo ?… ça serait quoi un temps vivant ?… Pour­quoi t’es ici ? » La voix de la lec­trice, les sons du musi­cien donnent vie à « tous ceux qui ne fai­saient que pas­ser », à cet uni­vers caché, hon­ni, inter­dit où l’atelier chant accorde un temps de ciel moins gris, efface pour un temps, un temps seule­ment, les barreaux.

En ce début de retour à la vie, en ce 25 mai, nous savons que nous avons vécu en cage, qu’il ne ser­vait à rien de nous obs­ti­ner contre ce qui nous empê­chait de voler… Comme l’écrit si bien René Fré­gni, ce sont les mots dits, lus, chan­tés, écrits qui nous ont ouvert des fenêtres.