Roland Topor –Le voyageur immobile– Lithographie 1968 (©BnF 2017)

30 mars au 6 avril 2020, épi­sode 4 du confi­ne­ment contre le COVID-19

Comme des fenêtres – épi­sode 4

Avec

musi­ciens, auteurs, chan­teurs, en gras dans le texte


Ici ou là une chose infi­ni­ment petite s’est pro­duite entre le monde ani­mal et le monde humain… Com­ment va se déployer ce roman que nous écri­vons ensemble ? Waj­di Moua­wad (Jour­nal du confi­ne­ment- 1er avril 2020)

Un jour quelque part…

Le voya­geur immo­bile, titrait Topor – Roland Topor (1938 – 1997) – figure géniale de nos écrans pour ceux qui s’en sou­viennent encore… Fils d’émigrés juifs polo­nais de l’entre-deux guerres, on devine quel fut son sort pen­dant l’Occupation. Sa rési­lience s’exerça de mille et une façons : des­si­na­teur, roman­cier, illus­tra­teur, poète, met­teur en scène, chan­son­nier, créa­teur de films d’animation comme de décors et cos­tumes de théâtre. S’il en est un qui sut nous offrir des voyages, nous entraî­ner dans un monde oni­rique, c’est bien lui… Son voya­geur immo­bile comme il nous res­semble ! Lorsque l’on peut s’approcher de cette litho­gra­phie on voit qu’un clou dans le sol, une énorme pince immo­bi­lise le pied du per­son­nage… Pas d’autre éva­sion pos­sible que le rêve…

Nous sommes aujourd’hui des voya­geurs immo­biles et cer­tains de nos créa­teurs déroulent pour nous, chaque jour, sous nos yeux éba­his, leurs toiles peintes où s’animent à l’envi mots et mélo­dies. Dif­fi­cile, vrai­ment, de se taire, ne pas conti­nuer à rendre compte de quelques uns de ces voyages, une infime par­tie de tout ce que nous avons visité.

On com­men­ce­ra ce voyage aujourd’hui en évo­quant ces mots emprun­tés à une chan­son de Nico­las Pey­rac, fidèle dans ses ren­dez-vous en direct, des ren­dez-vous avec un homme d’une huma­ni­té et d’une humi­li­té exem­plaires : Elle disait /​Faut qu’­tu m’emmènes, j’vou­drais voir la mer / peinte pour de vrai, ailleurs qu’à l’en­vers /​des pho­tos tru­quées pour globe-trot­ter. » Cet artiste nous emmène, c’est vrai, parce qu’il s’adresse à nous sur le ton de la confi­dence, de la ren­contre sans arti­fice « Je fais comme je sens et sur­tout sans croire que c’est sérieux. C’est juste l’envie de par­ta­ger ce que je sais à peu près faire, de la musique et des mots et ma voix pour les por­ter vers vous ». Il ques­tionne son public invi­sible, le ren­seigne sur les accords de sa gui­tare, la tona­li­té… « Je l’ai des­cen­due d’un ton parce que c’est plus chaud comme ça… » Et puis nous l’entendons conclure « Je ne vous voyais pas mais je vous savais pré­sents ; c’était quelque chose d’unique. »

Cette situa­tion inso­lite de concert – dif­fi­cile sans doute et assez magique aus­si – ils sont de plus en plus nom­breux à la par­ta­ger. Ils sont dans leur salon, com­mencent par s’approcher de leur écran en se deman­dant s’il y a quelqu’un, se ras­surent plus ou moins vite puis se lancent dans cette tra­ver­sée en soli­taire, dépouillés de toutes les stra­té­gies, tech­niques qui les pro­tègent en scène.

On ren­contre ain­si régu­liè­re­ment Mat­thieu Chedid‑M. Son der­nier ren­dez-vous, son « grand petit concert » du 2 avril – « Spé­cial Baïa » dédi­ca­cé à sa mère pour son anni­ver­saire – nous valut des reprises, comme autant de voyages sur la crête de nos émo­tions : Requiem pour un con de Serge Gains­bourgLes mots bleus de Chris­tophe… Et Mat­thieu de conclure : « C’est tou­jours éton­nant d’être avec vous et seul à la fois. C’est un peu fra­gile, un peu fou… ». Que res­te­ra –t‑il de ces voyages en soli­taire, de cette fra­gi­li­té, de cette folie, de ce dépouille­ment quand sera reve­nu le temps des concerts en salle et des prouesses techniques ?

D’autres choi­sissent la solu­tion de l’enregistrement vidéo, ajou­tant une note sub­tile, une teinte nou­velle, une petite folie… comme l’a fait Wil­fried Hil­de­brandt avec sa « Répu­blique des tartes aux pommes », en com­pa­gnie de ses deux fillettes. L’une chante avec lui, l’autre plus petite, offre sim­ple­ment son minois égayé d’un sou­rire abso­lu­ment irré­sis­tible. Ecou­tez-les chan­ter, nous émou­voir du mélange de leurs ori­gines « Non c’est jamais loin Bar­ce­lone /​Tou­jours un poing dans les pognes /​On se nour­rit de ce qu’on reçoit /​Tu vois… ».

Ces enre­gis­tre­ments néces­sitent par­fois une approche tech­nique éla­bo­rée, des mon­tages labo­rieux, des heures de tra­vail ras­sem­blant sur l’écran des musi­ciens sépa­rés… Le résul­tat est sai­sis­sant. Citons cette fois Manhã De Car­na­val ! de Luiz Bon­fa offert par Thi­baud Defe­ver à la gui­tare et au chant, en duo avec Chloé Lacan, « par delà la Bre­tagne et un peu de Nor­man­die »… Une vraie caresse ce voyage là…

Sou­li­gnons l’occasion don­née à des cho­rales de se réunir, par écrans inter­po­sés, comme le firent « Les Elsas­ser copains confi­nés », trente per­sonnes qui du nord au sud de l’Alsace ont accep­té le défi de mettre ain­si en lumière leur langue alsa­cienne (sous-titrée !) en s’associant à l’élan de soli­da­ri­té pour tous ceux qui luttent, sur un texte de Nico­las Fischer et une musique de Domi­nique Lô. Cette chan­son en langue alsa­cienne rap­pelle, s’il en est besoin, qu’il ne faut pas aller très loin pour ren­con­trer un bout d’ailleurs… Comme nous l’ont rap­pe­lé aus­si les images de l’île d’Ouessant, sa nature sau­vage et ses tré­sors, le texte d’Aldo Léo­pold Pen­ser comme une mon­tagne, illus­trant le concert à l’Eskal de Yann Tier­sen, et les voix de ses invi­tés en bre­ton et feroïen.

Et que dire du pro­jet d’Amé­lie les Crayons qui devrait don­ner lieu à un mon­tage d’exception ? Son appel à créa­tion col­lec­tive, sa chan­son, T’as vu, est pro­mise à deve­nir la chan­son la plus longue du monde avec son refrain « T’as vu on est loin mais on se tient la main »…Sur la page Face­Book s’amoncellent les pro­po­si­tions vidéos (plus de 100 au 27 mars) qu’elle com­mente une à une, avec une atten­tion et une bien­veillance exem­plaires… Des solos, des duos, des familles au com­plet, de l’humour (dans ce registre Wal­ly s’est déjà dis­tin­gué, mais aus­si Hélène Piris !), des marion­nettes… Si comme l’a dit Pierre Per­ret « nous sommes dans une belle bécha­mel », cer­tains se révèlent des tops chefs !

Enfin, nous ter­mi­ne­rons, sur l’ailleurs, le dépay­se­ment, le voyage immo­bile qu’offre chaque jour Jean-Claude Barens en ouvrant pour nous ses car­nets de voyage à tra­vers le monde, nour­ris d’images, de sons, de décou­vertes ins­tru­men­tales. Ain­si nous avons pu écou­ter la cithare mal­gache, la vali­ha maro­va­ny de Jean Bal­sacLuci­be­la du Cap Vert qui nous a fait dan­ser la sal­sa (si, si !), Ao Longe o Mar par Madre­deus des Açores, le groupe yémé­nite A‑Wa, la superbe chan­son uru­guayenne de Daniel Vigliet­ti, Ade­sa­lam­brar (Enle­vons les bar­be­lés), une ver­sion inha­bi­tuelle et poi­gnante de Bel­la Ciao par l’immense trom­pet­tiste et bugliste ita­lien Pao­lo Fre­su. Une main ten­due à cette Tos­cane si lumi­neuse, aujourd’hui meur­trie et confi­née comme cha­cun de nous et la moi­tié de la planète.