Éric Lareine & Denis Badault (© Franck Alix)

Éric Lareine & Denis Badault (© Franck Alix)

19 février 2015 – Créa­tion de Mélo­di­tions

Avec Éric Lareine (chant) et Denis Badault (pia­no)


Cave Poé­sie René Gou­zenne (Tou­louse)

Le duo Badault-Lareine, n’en est pas à son pre­mier exploit. Le pia­niste de free-jazz était déjà mon­té en scène pour accom­pa­gner l’inclassable mais néan­moins rocker, il y a quinze ans, dans un spec­tacle impro­vi­sé, sous le nom de Duo Reflex. Récem­ment, il y a six mois, ils retrouvent leurs échanges dans un album, L’évidence des contrastes, que Valé­rie Lehoux salue par ces qua­li­fi­ca­tifs dans Télé­ra­ma : « Chao­tique. Allu­mé. Impré­vi­sible. »

En toute humi­li­té, pour abor­der ce que Lareine annonce comme leur « petite entre­prise de Mélo­di­tions » on peut emprun­ter à la jour­na­liste aus­si ces mots : « Nos sens en éveil, nos neu­rones cha­hu­tés. »

Ces mots-là disent assez l’effort d’ouverture, mais aus­si peut-être la déroute, voire l’inconfort du spec­ta­teur aux pre­mières mesures. Et pour­tant, à l’heure où cha­cun y va de sa com­plainte sur l’état de la chan­son, la Cave Poé­sie fait hon­neur à ce spec­tacle qu’elle copro­duit en affi­chant qua­si com­plet depuis mar­di et jusqu’à same­di. Certes le spec­ta­teur tou­lou­sain est accou­tu­mé aux frasques créa­tives d’Éric Lareine, il en connaît la fougue, l’engagement sans conces­sion en scène. Le spec­ta­teur de la Cave Po est amou­reux des « grands » textes, de la poé­sie, il va de soi, et le pia­niste répu­té attire à lui les musi­ciens les plus exi­geants. C’est assez pour expli­quer le succès.

Car, avouons-le, le spec­tacle ne va pas de soi. Il se réfère à l’histoire de la mélo­die fran­çaise, entre romance et lied, qui a connu son plein déve­lop­pe­ment dans la période sym­bo­liste à la fin du XIXe. C’est un art sub­til, raf­fi­né, qui sou­ligne un rap­port étroit entre l’écriture vocale et pianistique.

Même si l’idée peut sur­prendre, Éric Lareine qui danse ses chan­sons autant qu’il les chante, ne quitte pas le pied de micro auquel il semble amar­ré. Il excelle dans cet exer­cice de rete­nue, de réserve, de dou­ceur, dans l’évanescence presque de la voix, sou­te­nue, devan­cée, habillée des par­ti­tions de Gabriel Fau­ré, Déodat de Séve­rac (la région Midi-Pyré­nées est bien repré­sen­tée), Duparc, Ravel, Honeg­ger, Pou­lenc… que Badault entraîne irré­sis­ti­ble­ment sur les rives du jazz. Quant aux poètes, Ver­laine y trouve une place pri­vi­lé­giée, mais aus­si Bau­de­laire, Rim­baud, Apollinaire.

Un pro­gramme des titres est dis­tri­bué à l’entrée et c’est jus­tice pour les auteurs et les com­po­si­teurs. On y découvre ain­si que le spec­tacle tend une déli­cate pas­se­relle entre la mélo­die et la chan­son qui s’est empa­rée de la poé­sie, comme Bras­sens et la Mar­quise de Cor­neille, Fer­ré avec Est-ce ain­si que les hommes vivent ? d’Aragon ou Ô triste, triste, était mon âme de Verlaine.

Dans ce flo­ri­lège d’une ving­taine de titres, on retien­dra quelques moments de grâce, comme L’invitation au voyage de Bau­de­laire, Ophé­lia de Rim­baud ou cette superbe chan­son du désir, India Song, texte de Mar­gue­rite Duras. Par deux fois, la sur­prise sera tein­tée d’une émo­tion véri­table avec une chan­son de Lareine-Badault, Mon Encre, puis en rap­pel, après Le papillon et la fleur, Hugo-Fau­ré, titre ten­dre­ment sur­an­né, une chan­son texte et musique de Badault, le raf­fi­ne­ment même. On aime­rait en décou­vrir d’autres.

Ce spec­tacle a enfin le mérite de mettre en exergue que la ten­ta­tive de conci­lia­tion entre le texte poé­tique et la com­po­si­tion ne date pas d’hier, que les recherches d’aujourd’hui s’inscrivent dans une longue et pres­ti­gieuse His­toire et qu’il serait déci­dé­ment injuste de qua­li­fier la Chan­son d’art mineur.

Article initialement publié sur le site Nos Enchanteurs :
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