Contrebrassens - Café de la danse – Paris 2019 – (©Maité Marquesuzaa)

Contre­bras­sens – Café de la danse – Paris 2019 – (©Mai­té Marquesuzaa)

3 février 2019, Contre­bras­sens en duo

Bras­sens au féminin

Avec

Pau­line Dupuy (Contre­basse, chant) Michaël Woo­key (ban­jo, pia­no toy, petites percussions)


Théâtre des Grands Enfants – Cugnaux (Haute-Garonne)

« Il est qua­si­ment impos­sible de « faire l’u­na­ni­mi­té » dans le domaine des inter­prètes bras­sé­niens. Pau­line l’a fait. Comme au sor­tir de son œuf, ce petit joyau va vous don­ner un cœur tout neuf. Cinq titres, cinq chan­sons d’a­mour, cinq chefs‑d’œuvre. »

Jean-Marc Der­mes­ro­pian, revue Les amis de Georges 

La semaine qui s’achève ce dimanche devait être pla­cée sous le signe de l’œuvre monu­men­tale, la réfé­rence abso­lue, l’œuvre de Georges Bras­sens. Par deux fois reprise, avec Les Etran­gers Fami­liers d’abord, au fes­ti­val Détours de Chant, puis, quelques jours plus tard, dans le théâtre des Grands Enfants à Cugnaux, par Pau­line Dupuy, accom­pa­gnée de Michael Woo­key.

Par deux fois, nous n’aurons pu échap­per à notre désir d’écrire, avec cette pen­sée : lui qui nous appa­raît si humble dans les docu­ments radio­pho­niques ou télé­vi­sés, com­ment aurait-il vécu ces moments de réin­car­na­tion de ses grands titres ? Car, dans les deux cas, il s’agit bien de prendre le large, de s’éloigner du maître – comme le fait un jour l’enfant ou le dis­ciple – pour savou­rer la quin­tes­sence de son héri­tage et mieux y reve­nir. Pour se nour­rir de l’incroyable conte­nu poé­tique et mélo­dique, en faire la matière vivante d’une inter­pré­ta­tion renou­ve­lée, recréée.

La sur­prise est grande, quand on voit pour la pre­mière fois cette jeune femme, Pau­line Dupuy, hum­ble­ment vêtue d’une tenue noire, pieds nus, s’emparer des chan­sons de Georges Bras­sens avec sa voix claire, déta­chant chaque syl­labe, enla­çant sa contre­basse – une com­pagne, une vieille amie, « la grosse » ain­si qu’elle la nom­me­ra ten­dre­ment. Quant à lui, Michael, il sus­pend d’abord un bal­lon rouge au por­tant de son ban­jo, puis s’assoit face à elle et ne la quit­te­ra plus du regard.

Alors peut com­men­cer une his­toire, celle d’une ren­contre fai­sant la nique à la mort, entre une toute jeune prin­cesse et un croque-notes déjà par­ti sur l’autre rive… Voi­là qu’en rêve elle monte sur ses genoux et « dou­ce­ment sou­pire, /​En rou­gis­sant quand même un petit peu » C’est toi que j’aime et si tu veux tu peux/​M’embrasser sur la bouche et même pire »… Voi­là que se déroule, post mor­tem, ce qui n’eut pas lieu dans la chan­son… Une his­toire d’amour comme on n’en fait pas, entre Georges, le croque – notes, et Pau­line… Voi­là que Michael s’en étonne encore, comme à chaque fois qu’ils se donnent ren­dez-vous en scène.

Aujourd’hui, chance sup­plé­men­taire, nous sommes dans un petit théâtre, déli­cieu­se­ment nom­mé Théâtre des Grands Enfants, écrin ten­du de rouge, qui les habille de rayons de lumière blanche, leur des­si­nant un espace intime et per­met­tant de détailler cha­cun de leur geste, de leur regard, de leur mimique. C’est ain­si qu’au-delà de la délec­ta­tion pro­cu­rée par leur chant et la sobrié­té de l’accompagnement, la sou­ve­nance ravi­vée de ces titres fami­liers, nous avons vu se dérou­ler sous nos yeux une conni­vence, un par­tage d’une inten­si­té rare.

C’est là toute la dif­fi­cul­té du spec­tacle vivant lorsqu’il se répète. Nous n’avons pas oublié les rai­sons pour les­quelles Jacques Brel mit ain­si bru­ta­le­ment fin à ses concerts : échap­per au risque de ne plus être véri­ta­ble­ment « vivant », de se lais­ser aller à des méca­nismes de répé­ti­tion… Or, ce que nous voyons aujourd’hui relève d’un petit miracle. Michael pose sur Pau­line un regard tout neuf, d’une telle authen­ti­ci­té et d’une telle pro­fon­deur, qu’il donne l’impression de décou­vrir la chan­son et de créer l’accompagnement sous nos yeux. Quit­tant son ban­jo, il se met à genoux, comme un enfant qui joue, devant le pia­no toy, devant les petites clo­chettes de toutes les cou­leurs, agi­tant son tam­bou­rin, nous livrant ain­si une part d’enfance. La sienne sans doute… Comme s’il était bon de rap­pe­ler que les chan­sons de Georges Bras­sens, que l’on a vou­lu, en des temps pas si recu­lés, inter­dire aux jeunes oreilles, devaient être écou­tées sur­tout avec le cœur grand… A l’ombre du cœur, comme l’indique judi­cieu­se­ment le titre de l’album… Nous avons tant aimé cette illu­sion que tout s’improvisait là, à l’instant, face à nous. Tous deux parais­saient si déten­dus, sim­ple­ment heu­reux du voyage de l’instant, cara­co­lant sur les mots et les notes du troi­sième par­te­naire, un cer­tain Georges plus pré­sent que jamais.

On retien­dra – cela va de soi quand on a vu une seule fois ce concert – la pre­mière chan­son, les corde frap­pées en cadence avec l’archet et cette pluie qui tombe avant qu’un petit coin de para­dis ne nous sauve du déluge, le moment du solo dans Cupi­don où Michael se met sim­ple­ment à sif­fler, leur déli­cat duo dans La non demande en mariage, l’intensité du jeu de l’archet de la contre­basse pour dire la souf­france des Filles de joie, la chan­son de rap­pel, Le vent, son intro­duc­tion dérou­tante, Michael à la contre­basse, puis Mou­rir pour des idées, Pau­line lais­sant seule­ment tom­ber en rythme dans sa main, une chaîne…

Sobrié­té, sim­pli­ci­té, effi­ca­ci­té et des chan­sons qui nous paraissent tou­jours plus admi­rables. Chan­sons d’amour, d’un amour tou­jours plus vrai, plus libre… et plus fra­gile aus­si. Comme la vie. Georges sou­rit là-haut et chante peut-être encore…

« En renon­çant aux amours fri­voles d’i­ci-bas / J’suis remon­té dans la lune en empor­tant mes cornes /​Mes chan­sons, et mes fleurs, et mes chats /​Ah, ah, ah, ah, putain de toi /​Ah, ah, ah, ah, ah, ah, pauvre de moi »