L’Art c’est une île… – Domi­nique A, mai 2020 (© Céline Lajeunie)

Du 4 au 11 mai – der­nier épi­sode du confi­ne­ment contre le COVID-19

Comme des fenêtres – épi­sode 9

Avec
musi­ciens, auteurs, chan­teurs, en gras dans le texte


Cette fois, nous y sommes… 11 mai 2020, un pre­mier pas vers un retour à la vie… Un pas mal assu­ré certes, un pas qui nous ferait dire comme Bar­ba­ra dans les der­niers frag­ments de ses Mémoires… « Ne jamais perdre espoir. /​Vou­loir recom­men­cer. /​Avoir peur mais avan­cer tou­jours ». Cette phrase qu’elle se répé­tait et répé­tait aux autres comme un man­tra, cette phrase écrite sur la malle métal­lique où elle ran­geait ses habits de scène, ses maquillages afin de ne jamais l’oublier.

Cette fois, nous y sommes après huit semaines d’une vie, cha­cun, cha­cune, dans son abri, son refuge, sa pri­son, sa cage, son cocon, sa tanière… Le choix du mot nous appar­tient et signe notre rap­port à ce repli imposé.

Pour nous ce sera une île où l’isolement a creu­sé notre rap­port au silence, aux pre­miers signes du prin­temps comme aux mou­ve­ments des pen­sées, déve­lop­pant en nous une écoute, une atten­tion aigui­sée… Et c’est le court métrage de Hil­de­brandt, « Une île en nous » qui nous y fait son­ger. Comme en pro­lon­ge­ment de son album de l’automne der­nier, ÎleL, il réa­lise un enchaî­ne­ment d’images marines où se mêlent sa sil­houette soli­taire sur la grève, en quête de galets, des­si­nant une cho­ré­gra­phie, et offrant des ren­contres : des hommes et des femmes qui évoquent leur lien avec une île… Fran­çois Morel avec une île du Mor­bi­han, Antoine Sah­ler avec l’île d’Yeu, Fran­çois Atlas avec l’île d’Oléron, Daniel Nou­raud avec l’île des Etats, en Argen­tine, Les­cop avec la Grande Bre­tagne, Lau­ra Cahen avec St Pierre-et-Mique­lon, Domi­nique A avec l’île d’Elléore, au large de Copen­hague, Féloche avec l’île de La Gome­ra aux Cana­ries, Halo Maud avec son album titré Je suis une île. Pour Domi­nique A, l’île est une bonne méta­phore de ce qu’est la créa­tion artis­tique… « L’Art c’est une île »… Et c’est cette île en cha­cun des artistes qui s’est ain­si mani­fes­tée, jour après jour un peu plus exi­geante, un peu plus ambitieuse.

Nous, spec­ta­teurs, avons ain­si été témoins pri­vi­lé­giés d’une soif inex­tin­guible de créa­tions, de par­tages. Peu à peu les artistes les plus éloi­gnés de nous, les plus habillés de lumières, se sont révé­lés humbles et proches, réso­lu­ment fra­ter­nels. Plus ques­tion de paillettes. Ain­si on a pu décou­vrir dans un échange avec Nagui pour un Tara­ta­ta Live, Vian­ney confiant ses enga­ge­ments et ses ren­contres avec « les gens de la rue », ses influences, ses admi­ra­tions mais aus­si la com­po­si­tion d’un mor­ceau, ses recherches, la construc­tion des pistes sonores… Nous avons beau­coup appris de Mat­thieu Che­did- M mais aus­si sin­gu­liè­re­ment de Nico­las Pey­rac, Marie-Paule Belle, Patrick Bruel, Char­lé­lie Cou­ture, Ber­nard Lavilliers, Fran­cis Cabrel bien sûr avec la pudeur et la réserve qu’on lui connaît, Tho­mas Dutronc et ses cours de gui­tare, Ben­ja­min Bio­lay dans sa rue de La Qua­ran­taine (!) à Lyon. Ses déli­cates reprises sont des confi­dences, des mots susur­rés au creux de l’oreille… Com­ment ne pas être ému‑e à l’écoute de Cécile ou Tu ver­ras de Claude Nou­ga­ro, La Rua Madu­rei­ra de Nino Fer­rer, Céline de Hugues Aufray ou La vie ne vaut rien d’Alain Sou­chon ?

Et chaque fois nous sen­tions que « le cœur y était », comme l’écrit Jean-Claude Barens dans sa conclu­sion, au bout de cette cin­quan­taine de jours où il a mul­ti­plié les occa­sions de « malaxer » les mots « pour en extraire la pulpe et retrou­ver cette sub­stance char­nue que le lan­gage tech­no­cra­tique assèche, fait dépé­rir, rend uni­forme et aliène. »

Artiste célèbre, artiste si peu ou si mal connu, chaque petit pois­son pilote a accom­pli sa tâche avec obs­ti­na­tion aux côtés du grand squale blanc lut­tant contre la mala­die, selon l’image de Waj­di Moua­wad, direc­teur du Théâtre de la col­line. Et nous devons beau­coup à cette escouade chaque jour pré­sente sur le net.

Remar­quons que, jusqu’au bout nous avons vu s’exprimer le sou­ci de l’esthétique au ser­vice de l’émotion. Regar­dons pour exemple le tra­vail en home stu­dio d’Emi­lie Marsh repre­nant Ava­lanche de Chris­tine Lidon en lui asso­ciant un écran noir où le texte s’affiche dans une mise en scène de lettres rouges ou blanches. Leur tis­sage finit par enva­hir l’écran et les mots résonnent étran­ge­ment : « En ce temps, nous étions, vous et moi, des ombres à la mer­ci du moindre fra­cas qui gronde mais fait rêver… » Ecou­tons le der­nier single de Boule ins­pi­ré de l’épreuve des couples, Je ne touche plus, titre emblé­ma­tique de cette cruelle dis­tan­cia­tion des corps : « Sur notre che­val à bas­cule, le temps a posé son véto… Le train-train a déraillé et nous a fau­chés au pas­sage… » Regar­dons la nou­velle ver­sion, née de cet iso­le­ment, de la chan­son de Ber­tille Du vent dans les voiles (texte de Marc Estève)… Quel tou­chant mon­tage d’images de musi­ciens, de chan­teurs, aux quatre coins du monde (Bel­gique, Nou­velle-Calé­do­nie, Japon, France)… ! Un cerf-volant dans le ciel bleu, des chants d’oiseaux, des courses dans le pré ou le jar­din, de la danse impro­vi­sée, des petites bal­le­rines dans les branches, de la langue des signes, et des bols chan­tants en cris­tal givré au bord de la mer…

Dans un tout autre registre, lais­sons-nous empor­ter par Un petit tuto de Dimo­né, son long tra­vel­ling, dans la rue, dans la cui­sine, par son humour « pour prendre l’air, l’air du temps qui nous reste »… Tout y passe et l’on se recon­naît volon­tiers dans ce cor­tège des pro­po­si­tions d’internet, ponc­tuées de « C’est bien ça » : médi­ta­tion, yoga, cui­sine, se fil­mer avec son télé­phone en for­mat pay­sage… Dimo­né a signé là l’une des réa­li­sa­tions les plus ori­gi­nales sur l’étrangeté de ce que nous vivions.

Enfin, au der­nier jour, quand cha­cun s’exprimait sur sa « der­nière fois », avec une pointe de regret et la pro­messe sou­vent de reve­nir, on a pu décou­vrir la Chan­son mas­quée de Mathieu Bar­bances… Un petit bijou d’ingéniosité musi­cale et sonore où la machine à coudre devient boîte à rythme et la boîte d’épingles, mara­cas… Une façon aus­si de nous rap­pe­ler que nous pou­vons main­te­nant quit­ter notre île mais que nous devrons pour long­temps sor­tir mas­qués et sans doute encore reve­nir sou­vent au temps de la réflexion, de la contem­pla­tion, du rêve, de la créa­tion … puisque l’Art c’est une île.