Laurent Viel, sous le masque du Chevalier d’Eon (© Cathy Lohé)

Laurent Viel (© Cathy Louhé)

4 juin 2016 – Laurent Viel chante d’Éon dit… Le Chevalier

Sur une idée ori­gi­nale de Laurent Viel (voix), textes d’Alain Nit­chaeff, musiques de Romain Didier, arran­ge­ments de Thier­ry Gar­cia (gui­tares), Nico­las Car­pen­tier (vio­lon­celle). Dra­ma­tur­gie et mise en scène : Xavier Lacou­ture. Créa­tion lumière et son : Jean-Chris­tophe Dumoitier.

Forum Léo Ferré (Ivry)

C’est une chan­son de Mylène Far­mer qui mène Laurent Viel au per­son­nage du che­va­lier d’Éon, l’un de ceux dont l’Histoire peut faire des héros de ciné­ma à rêver. Aujourd’hui, on ima­gine volon­tiers quelle série télé­vi­sée on pour­rait créer, à la façon de la série fran­co-cana­dienne Ver­sailles.

« Le Che­va­lier d’Éon, alias Charles de Beau­mont, dès sa nais­sance le 05 octobre 1729 à Ton­nerre en Bour­gogne, voit son nom asso­cié à trois pré­noms mas­cu­lins et trois pré­noms fémi­nins (Charles-Gene­viève-Louise-Auguste-Andrée-Timo­thée), pré­sage d’une ambi­guï­té qui allait per­du­rer durant toute sa vie et même pour l’éternité. » C’est ain­si que com­mence l’histoire…

Laurent Viel en scène rap­pelle d’abord la genèse de son spec­tacle. Il montre alors une dis­tance amu­sée, presque iro­nique par­fois, avec son per­son­nage. Dans une lumière bla­farde, au son du vio­lon­celle il entonne d’abord une chan­son d’adieu au monde, des paroles puis­sam­ment lyriques, celles d’un homme au bord de sa tombe, lucide et déses­pé­ré : « Fer­mez-moi les yeux pour mon long hiver »…

L’acteur-chanteur est vêtu d’une élé­gante veste longue et cin­trée, qui pour­rait rap­pe­ler les redin­gotes roman­tiques, ce que sou­ligne aus­si le fou­lard noué façon laval­lière. L’élégance est intem­po­relle mais la ges­tuelle et les textes des chan­sons nous guident assez rapi­de­ment dans les cou­loirs de Ver­sailles, un laby­rinthe de bru­ta­li­tés sous des appa­rences de noblesse et de gran­deur. On se laisse volon­tiers empor­ter dans ce monde où « il suf­fit d’un rien pour que tu sois chien ou bien roi de France ». C’est ain­si que l’on suit en chan­sons le par­cours rocam­bo­lesque d’un homme dont on pressent qu’il a du génie pour séduire, avec toutes les nuances de cet art dont le XVIIIe siècle est friand. S’y confrontent, affrontent, confondent le pou­voir du sexe, comme celui de la parole… mari­vau­dages… liai­sons dan­ge­reuses… mar­quises, che­va­liers et vicomtes… et même reines ! C’est par­ti­cu­liè­re­ment déli­cieux – jouis­sif, osons le mot – de se lais­ser aller à ses sou­ve­nirs de lec­ture, de théâtre, de pein­ture du siècle liber­tin… De ciné­ma aus­si, ce che­va­lier d’Éon a du Bar­ry Lyn­don, l’ambiguïté sexuelle en plus. Une sara­bande de sen­sa­tions où la musique n’est pas de reste. Mer­ci pour les suites de Bach… pour ces accom­pa­gne­ments qui tout au long du spec­tacle scandent, sou­lignent les textes d’une belle et forte fac­ture classique.

Ses talents de négo­cia­teur, d’espion assez machia­vé­lique, mènent le che­va­lier d’Éon en Rus­sie, comme en Angle­terre où il rem­porte des suc­cès d’agent secret. Il jouit de tout, des plai­sirs comme des dan­gers, même du com­bat, du « fris­son de la peur », de l’argent. Du sexe. Des hommes, des femmes ? On ne sait plus vrai­ment… « La foule se défoule »… Mais ce qui est cer­tain c’est qu’il excelle dans l’art du chan­tage… qui nous vaut une chan­son où le comé­dien Laurent Viel excelle lui aussi !

Peu à peu, on voit l’acteur se fondre dans son per­son­nage, assu­mer sa lente dérive. La dis­tance iro­nique dis­pa­raît. Il quitte la scène un moment – ce qui nous vaut une « bat­tle » de la gui­tare et du vio­lon­celle ! – et revient visage maquillé de blanc, yeux cer­nés, vêtu d’une longue robe japo­ni­sante… Superbe image, très sha­kes­pea­rienne aussi.

Der­nier cha­pitre de la folle his­toire d’un homme contraint de vivre en femme par Louis XVI… plus de trente ans, jusqu’à la fin de sa vie. Sai­sis­sante des­cente aux enfers. Les laz­zis, les quo­li­bets, l’exhibition dans une ambiance de foire du trône, de cirque, l’abandon de ceux qu’il aimait… et cette der­nière chan­son, sublime texte – le seul chan­té assis, côté jar­din, déjà presque dis­pa­ru de scène – pour dire les regrets d’un homme, dépouillé de tout, nu, qui avoue ses éga­re­ments… Ai-je vrai­ment vécu ?

Quand le spec­tacle s’achève, il faut un cer­tain temps pour s’en extraire, pour prendre la mesure de l’excellence de l’acteur confron­té à son para­doxe, son double, pour mesu­rer la por­tée du spec­tacle : Chan­son, théâtre, médi­ta­tion phi­lo­so­phique sur la quête d’identité, réflexion politique.

Laurent Viel, tend une pas­se­relle entre ce siècle de royau­té révo­lue et le nôtre

« Les lois sont encore très impuis­santes contre ces accès de rage : c’est comme si vous lisiez un arrêt du conseil à un fré­né­tique. Ces gens-là sont per­sua­dés que l’es­prit saint qui les pénètre est au-des­sus des lois, que leur enthou­siasme est la seule loi qu’ils doivent entendre.
Que répondre à un homme qui vous dit qu’il aime mieux obéir à Dieu qu’aux hommes, et qui en consé­quence est sûr de méri­ter le ciel en vous égorgeant ?
Lors­qu’une fois le fana­tisme a gan­gre­né un cer­veau, la mala­die est presque incurable. »
Vol­taire, Article « Fana­tisme » Dic­tion­naire phi­lo­so­phique por­ta­tif, 1764