23 jan­vier 2015, l’association Terres et toiles (Le Fos­sat, Ariège) reçoit la com­pa­gnie Cos­tard Cre­vette pour Plume d’ange, conte musi­cal de Claude Nou­ga­ro, mis en scène par Clé­men­tine Luis, inter­pré­té par Chloé Luis et Valen­tin Avoi­ron (pia­no).

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S’il est une réa­li­té du spec­tacle vivant d’aujourd’hui, c’est bien cette dimen­sion cha­leu­reuse et inti­miste que l’on retrouve, une fois encore ce soir autour de ces 9ème Livres en balades, ren­dez-vous pour par­ler de ses lec­tures, pour échan­ger, se prê­ter des livres, évo­quer d’autres ren­dez-vous à venir…et voir un spec­tacle. Bien enten­du on n’en ignore pas les causes, à la fois éco­no­miques, poli­tiques, cultu­relles. Par­mi elles, on ne sau­rait nier l’effervescence créa­trice de la jeu­nesse qui n’hésite plus à vou­loir se lan­cer dans une car­rière artis­tique, au prix d’une insé­cu­ri­té évidente.

Bref, nous voi­ci ce soir avec une tren­taine d’autres fidèles de ce lieu, de cette ferme, joli­ment nom­mée La Jon­quière, espace de réflexion, d’échange et de dégus­ta­tion (un déli­cieux jus de cerises fait maison !).

C’est sous une magni­fique char­pente que nous sommes ras­sem­blés. L’espace scé­nique est tout habillé de blanc. Plumes et tulle. Toile blanche ten­due sur le pia­no. Le musi­cien, demi-masque d’oiseau blanc, est figé. Un corps blanc est endor­mi à ses pieds. Le conte peut commencer.

Dans la dou­ceur, l’évanescence d’un accom­pa­gne­ment sonore déli­cat, le corps frêle, presque celui d’une enfant, dans sa longue jupe blanche, s’anime et les mots de Claude Nou­ga­ro viennent se poser, déli­cats, sur le spec­ta­teur en haleine : « Vous voyez cette plume ? Eh bien, c’est une plume…d’ange. Mais ras­su­rez vous, je ne vous demande pas de me croire, je ne vous le demande plus.
Pour­tant, écou­tez encore une fois, une der­nière fois, mon his­toir
e. »

Les artistes ont opté pour la déli­ca­tesse, la légè­re­té, l’évanescence. L’improvisation musi­cale colle au rythme du jeu de l’actrice, de ses mots, de ses gestes le plus sou­vent des esquisses, comme dans un film muet. On découvre, redé­couvre pour les plus âgés d’entre nous, avec ravis­se­ment les épi­sodes de ce conte phi­lo­so­phique. Quelle idée utile et géné­reuse pour ces si jeunes artistes, d’avoir été cher­cher ce texte magni­fique ! Sans doute au fil des repré­sen­ta­tions trou­ve­ront-ils leur rythme, leur échange – le musi­cien gagne­rait à deve­nir per­son­nage à part entière – leur mode d’interpellation du spec­ta­teur. Car enfin, écou­tez-bien : » C’est une plume d’ange. Je te la donne. Montre-la autour de toi. Qu’un seul humain te croie et ce monde mal­heu­reux s’ou­vri­ra au monde de la joie. Qu’un seul humain te croie avec ta plume d’ange.
Adieu et sou­viens toi : la foi est plus belle que Di
eu. »

Il sem­ble­rait qu’à ce jour, aucun humain n’aie cru à cette parole là qui pour­rait sau­ver le monde… Alors Chloé et Valen­tin peuvent conti­nuer leur route de bala­dins qui pro­met d’être encore longue.

L’ombre de Claude Nou­ga­ro veille­ra sur eux.

On ne résiste pas à vous offrir pour l’occasion un double plai­sir : le texte in exten­so et la vidéo de Claude Nou­ga­ro le disant en scène.

PLUME D’ANGE

Vous voyez cette plume ?
Eh bien, c’est une plume…d’ange.
Mais ras­su­rez vous, je ne vous demande pas de me croire, je ne vous le demande plus.
Pour­tant, écou­tez encore une fois, une der­nière fois, mon histoire.

Une nuit, je fai­sais un rêve déso­pi­lant quand je fus réveillé par un fris­son de l’air.
J’ouvre les yeux, que vois-je ?
Dans l’obs­cu­ri­té de la chambre, des myriades d’étincelles…Elles s’en allaient rejoindre, par tour­billon­ne­ments magné­tiques, un point situé devant mon lit.
Rapi­de­ment, de l’ac­cu­mu­la­tion de ces flo­cons aiman­tés, phos­pho­res­cents, un corps se constituait.
Quand les der­niers flo­cons eurent ter­mi­né leur course, un ange était là, devant moi, un ange régle­men­taire avec les grandes ailes de lait.
Comme une flèche d’un car­quois, de son épaule il tire une plume, il me la tend et il me dit :
 » C’est une plume d’ange. Je te la donne. Montre-la autour de toi.
Qu’un seul humain te croie et ce monde mal­heu­reux s’ou­vri­ra au monde de la joie.
Qu’un seul humain te croie avec ta plume d’ange.
Adieu et sou­viens toi : la foi est plus belle que Dieu. »

Et l’ange dis­pa­rut lais­sant la plume entre mes doigts.
Dans le noir, je res­tai long­temps, illu­mi­né, gre­lot­tant d’ex­tase, lis­sant la plume, la respirant.
En ce temps là, je vivais pour les seins somp­tueux d’une pas­sion néfaste.
J’al­lume, je la réveille :
 » Mon amour, mon amour, regarde cette plume…C’est une plume d’ange ! Oui ! Un ange était là… Il vient de me la donner…Oh ma ché­rie, tu me sais inca­pable de men­songe, de plai­san­te­rie sca­breuse… Mon amour, mon amour, il faut que tu me croies, et tu vas voir… le monde ! »
La belle, le visage obs­cur­ci de che­veux, d’a­rai­gnées de som­meil, me répondit :
 » Fous moi la paix… Je vou­drais dormir…Et cesse de fumer ton sata­né Népal ! »
Elle me tourne le dos et merde !

Au petit matin, par­mi les nègres des pou­belles et les pre­miers pigeons, je filai chez mon ami le plus sûr.
Je mon­trai ma plume à l’A­frique, aux pou­belles, et bien sûr, aux pigeons qui me firent des roues, des rou­cou­le­ments de consi­dé­ra­tion admirative.
Je sonne.
Voi­ci mon ami André.
Posé­ment, avec pré­ci­sion, je vidai mon sac biblique, mon oreiller céleste :
 » Tu m’en­tends bien, André, qu’on me prenne au sérieux et l’hu­ma­ni­té tout entière s’ar­rache de son orbite de malé­dic­tion guer­royante et funeste. À déga­ger ! Finies la souf­france, la sot­tise. La joie, la lumière débarquent ! »
André se mas­sait pen­si­ve­ment la tempe, il me fit un sou­rire ému, m’en­traî­na dans la cui­sine et devant un café, m’ex­pli­qua que moi, sen­sible, moi, enclin au mys­ti­cisme sau­vage, moi devais recon­si­dé­rer cette apparition.
Le repos… L’air de la cam­pagne… Avec les oiseaux pré­ci­sé­ment, les vrais !

Je me retrou­vai dans la rue gron­dante, tenaillant la plume dans ma poche.
Que dire ? Que faire ?
 » Mon­sieur l’agent, regar­dez, c’est une plume d’ange. »
Il me croit !
Aus­si­tôt les toni­truants trou­peaux de bagnoles déjà har­gneuses s’a­pla­tissent. Des hommes radieux en sortent, auréo­lés de leurs volants et s’embrassent en sanglotant.
Soyons sérieux !
Je mar­chais, je mar­chais, dévo­rant les visages. Celui ci ? La petite dame ?
Et sou­dain l’i­dée m’en­va­hit, évi­dente, écla­tante… Aban­don­nons les hommes ! Adres­sons-nous aux enfants ! Eux seuls savent que la foi est plus belle que Dieu.
Les enfants…Oui, mais lequel ?
Je mar­chais tou­jours, je mar­chais encore. Je ne regar­dais plus la gueule des pas­sants hagards, mais, en moi, des guir­landes de visages d’en­fants, mes ché­ris, mes fée­riques, mes cré­dules me souriaient.
Je mar­chais, je volais… Le vent de mes pas feuille­tait Paris…Pages de pierres, de bitume, de pavés maintenant.
Ceux de la rue Saint-Vincent… Les esca­liers de Mont­martre. Je monte, je des­cends et me fige devant une école, rue du Mont-Cenis.
Quelques femmes atten­daient la sor­tie des gosses. Faus­se­ment pater­nel, j’at­tends, moi aussi.
Les voilà.
Ils débouchent de la mater­nelle par fraîches bouf­fées, par bouillon­ne­ments bario­lés. Mon regard papillonne de fri­mousses en minois, quê­tant une révélation.
Sur le seuil de l’é­cole, une petite fille s’est arrê­tée. Dans la vive lumière d’a­vril, elle cligne ses petits yeux de jais, un peu bri­dés, un peu chi­nois et se les frotte vigoureusement.
Puis elle reprend son car­table orange, tout rebon­di de mathé­ma­tiques modernes.
Alors j’ai sui­vi la boule brune et bou­clée de sa tête, gra­vis­sant der­rière elle les esca­liers de la Butte.
À quelque cent mètres elle péné­tra dans un immeuble.
Long­temps, je suis res­té là, me cares­sant les dents avec le bec de ma plume.
Le len­de­main je revins à la sor­tie de l’é­cole et le sur­len­de­main et les jours qui suivirent.


Elle s’ap­pe­lait Fan­ny. Mais je ne me déci­dais pas à l’a­bor­der. Et si je lui fai­sais peur avec ma bouche sèche, ma sueur sacrée, ma pâleur mor­telle, vitale ?
Alors, qu’est-ce que je fais ? Je me tue ? Je l’a­vale, ma plume ? Je la plante dans le cul somp­tueux de ma pas­sion néfaste ?
Et puis un jeu­di, je me suis dit : je lui dis.
Les pou­mons du prin­temps exha­laient leur pre­mière haleine de peste paradisiaque.
J’ai pré­ci­pi­té mon pas, j’ai ten­du ma main vers la tête fri­sée… Au moment où j’al­lais l’at­teindre, sur ma propre épaule, une pesante main s’est abattue.
Je me retourne, ils étaient deux, ils empes­taient le barreau
 » Sui­vez nous « .

Le com­mis­sa­riat.
Vous connais­sez les commissariats ?
Les flics qui tapent le car­ton dans de la gau­loise, du sandwich…
Une couche de tabac, une couche de pas­sage à tabac.
Le com­mis­saire était bon enfant, il ne rou­lait pas les méca­niques, il rou­lait les r :
 » Asseyez vous. Il me semble déjà vous avoir vu quelque part, vous.
Alors comme ça, on suit les petites filles ?
Quitte à pas­ser pour un détra­qué, je vais vous expli­quer, mon­sieur, la véri­table rai­son qui m’a fait m’ap­pro­cher de cette enfant.
Je sors ma plume et j’y vais de mon cou­plet noc­turne et miraculeux.
– Fan­ny, j’en suis cer­tain, m’au­rait cru. Les assas­sins, les polices, notre sécu­laire ten­nis de coups durs, tout ça, c’é­tait fini, envolé !
Voyons l’ob­jet, me dit le commissaire.
D’entre mes doigts trem­blants il sai­sit la plume sainte et la fait tech­ni­que­ment rou­ler devant un sour­cil bonhomme.
– C’est de l’oie, ça… me dit il, je m’y connais, je suis du Périgord
Mon­sieur, ce n’est pas de l’oie, c’est de l’ange, vous dis je !
Cal­mez vous ! Cal­mez vous ! Mais vous avoue­rez tout de même qu’une telle affir­ma­tion exige d’être appuyée par un mini­mum d’en­quête, à défaut de preuve.
Vous allez patien­ter un ins­tant. On va s’oc­cu­per de vous. Gen­ti­ment, hein ? Gentiment. »

On s’est occu­pé de moi, gentiment.
Entre deux élec­tro­chocs, je me balade dans le parc de la cli­nique psy­chia­trique où l’on m’hé­berge depuis un mois.
Par­mi les divers siphon­nés qui s’é­battent ou s’a­battent sur les aimables gazons, il est un être qui me fas­cine. C’est un vieil homme, très beau, il se tient tou­jours immo­bile dans une allée du parc devant un cèdre du Liban. Par­fois, il étend len­te­ment les bras et semble psal­mo­dier un texte secret, sacré.
J’ai fini par m’ap­pro­cher de lui, par lui adres­ser la parole.
Aujourd’­hui, nous sommes amis. C’est un type sur­pre­nant, un savant, un poète.
Vous dire qu’il sait tout, a tout appris, sen­ti, per­çu, per­cé, c’est peu dire.
De sa barbe mas­sive, un peu verte, aux poils épais et tor­dus, le verbe sort, calme et frui­té, abreu­vant un récit où toutes les mys­tiques, les méta­phy­siques, les phi­lo­so­phies s’u­nissent, se ras­semblent pour se res­sem­bler dans le puits étoi­lé de sa mémoire.
Dans ce puits de jou­vence intel­lec­tuelle, sot, je des­cends, seau débor­dant de l’eau fraîche et lim­pide de l’in­tel­li­gence alliée à l’a­mour, je remonte.
Par­fois il me contemple en sou­riant. Des plis de sa robe de bure, il sort des noix, de grosses noix qu’il brise d’un seul coup dans sa paume, crac ! pour me les offrir.

Un jour où il me parle d’or­ni­tho­lo­gie com­pa­rée entre Oli­vier Mes­siaen et Char­lie Par­ker, je ne l’é­coute plus.
Un grand silence se fait en moi.
Mais cet homme dont l’ange t’a par­lé, cet homme introu­vable qui peut croire à ta plume, eh bien, oui, c’est lui, il est là, devant toi !
Sans hési­ter, je sors la plume.
Les yeux mor­do­rés lancent une étincelle.
Il exa­mine la plume avec une acui­té qui me fait fré­mir de la tête aux pieds.
 » Quel magni­fique spé­ci­men de plume d’ange vous avez là, mon ami.
Alors vous me croyez ? Vous le savez !
Bien sûr, je vous crois. Le tuyau légè­re­ment can­ne­lé, la nacrure des barbes, on ne peut s’y méprendre.
Je puis même ajou­ter qu’il s’a­git d’une penne d’An­ge­lus Maliciosus.
Mais alors ! Puis­qu’il est dit qu’un homme me croyant, le monde est sauvé…
Je vous arrête, ami. Je ne suis pas un homme.
Vous n’êtes pas un homme ?
Nul­le­ment, je suis un noyer.
Vous vous êtes noyé ?
Non. Je suis un noyer. L’arbre. Je suis un arbre. »

Il y eut un fris­son de l’air.
Se déta­chant de la cime du grand cèdre, un oiseau est venu se poser sur l’é­paule du vieillard et je crus recon­naître, minia­tu­ri­sé, l’ange mali­cieux qui m’a­vait visité.
Tous les trois, l’oi­seau, le vieil homme et moi, nous avons ri, nous avons ri long­temps, longtemps…
Le fou rire, quoi !