Romain Lateltin- Tranchée de vie - 2018 (© Alexandre Montalescot)

Romain Latel­tin – Tran­chée de vie, 2018 (© Alexandre Montalescot)

19 octobre 2018 – Tran­chée de vie (Famille Latel­tin 1914 – 1916)

Sor­tie du livre disque, extraits mis en musique des cor­res­pon­dances de la famille Latel­tin entre 1914 et 1916, de Gap à Avocourt.

Avec
Le livre de Xavier Latel­tin
Le disque - Romain Latel­tin (com­po­si­tion, voix, nar­ra­tion – pia­no, basse, cla­viers, pro­gram­ma­tion, bat­te­rie) – Théo­phile Ardy (gui­tare)


« Moi, mon colon, celle que j’préfère, c’est la guerre de 14 – 18 », chan­tait Bras­sens qui se gaus­sait ain­si avec déri­sion du culte réser­vé aux héros morts pour la patrie.
Sou­ve­nons-nous, ce devait être la der des ders et mal­gré le plus jamais ça ! juré par les sur­vi­vants, ce ne fut que la répé­ti­tion géné­rale de la sui­vante qui devint le conflit le plus meur­trier de l’histoire avec ses 60 mil­lions de morts.
Vic­tor Latel­tin, n’en déplaise à Bras­sens, fut un des héros ano­nymes de cette effroyable bou­che­rie de 14 – 18. Son his­toire est à la fois excep­tion­nelle et banale. Né en Ita­lie et natu­ra­li­sé fran­çais en 1910, son par­cours parle d’immigration, d’intégration, de patrio­tisme et de fata­lisme. Il écri­vait à peine le fran­çais qu’il défen­dait déjà les fron­tières de sa nou­velle patrie.
Mais l’histoire de Vic­tor, c’est avant tout une his­toire d’amour avec Céles­tine et leurs quatre enfants que ces cartes pos­tales poi­gnantes relatent avec émo­tion et candeur.
C’est la petite his­toire dans la Grande His­toire, recons­ti­tuée par Xavier Latel­tin, nar­rée et mise en musique par Romain Latel­tin (res­pec­ti­ve­ment petit fils et arrière petit fils de Vic­tor et de Céles­tine) avec la com­pli­ci­té de Théo­phile Ardy. Lisez et écou­tez, vous n’en revien­drez pas.
Comme Vic­tor, lui, n’est jamais reve­nu du champ de bataille » David Séchan Édi­teur et Admi­nis­tra­teur de la Sacem.

« Moi, mon colon, celle que j’préfère, c’est la guerre de 14 – 18 »

C’est le 12 avril 1916 que le sol­dat de 1ère classe du 157ème régi­ment d’infanterie, 11ème com­pa­gnie, Albert-Vic­tor Latel­tin, peintre-plâ­trier dans le civil, père de quatre enfants, meurt de ses bles­sures. « Sol­dat cou­ra­geux. Gra­ve­ment bles­sé en se por­tant bra­ve­ment à l’attaque des posi­tions enne­mies du bois d’Avocourt. »

Mort pour la France.

Pour ce pays qui l’avait natu­ra­li­sé six ans plus tôt, juste à temps pour faire de lui, comme de tant d’autres, de la chair à canon… Lui, l’italien né à Riva-Val­dob­bia dans le Pié­mont. Une his­toire d’émigration qui s’achève dans la boue des tran­chées de Lor­raine, proches de « La voie sacrée », entre Ver­dun et Bar-le-Duc. Une his­toire qu’un petit-fils et un arrière petit-fils arrachent de l’anonymat, de l’oubli. De ce « rideau de silence » que sa chère épouse Céles­tine et ses quatre « gones », ses « lutins » – Etienne, Albert, Charles et Jean- avaient pré­fé­ré tendre sur cette tra­gé­die, somme toute très ordinaire.

Xavier Latel­tin, fils de Jean, le petit der­nier qui n’a qu’un mois à la décla­ra­tion de guerre, a recons­ti­tué le périple du sol­dat Vic­tor, son grand-père. Romain Latel­tin, son neveu, arrière-petit-fils de Vic­tor, a écrit la bande sonore avec le sou­tien de son com­plice Théo­phile Ardy. Dans ce livre disque, ils nous offrent un pan de vie d’une force rare. Des mots échan­gés qui pour­raient être les mots de tant de nos aïeux.

C’est un récit en treize tableaux, illus­tré de lec­tures de lettres, accom­pa­gné d’une bande sonore qui des­sine une atmo­sphère qua­si envou­tante. La musique en toile de fond par­ti­cipe lar­ge­ment à cette sen­sa­tion de ne pou­voir s’arracher à l’histoire de Vic­tor et Céles­tine, à leur amour par­ta­gé, à cette attente inter­mi­nable du retour, aux espé­rances d’une per­mis­sion sans cesse repor­tée, aux mots des « gones », à ceux de leur papa qui les incite au cou­rage, à la patience…

Gui­dés par la voix claire de Romain, on ima­gine Céles­tine au Point du Jour, à l’ouest de la col­line de Four­vière à Lyon, pré­pa­rant avec amour ses colis (« gants, bri­quet, passe-mon­tagne, cache-nez »…et petites pro­vi­sions, « savon, peigne, sau­cis­son et fro­mage ») On l’imagine, binant, ratis­sant le petit jar­din qu’elle entre­tient avec l’aide des enfants. On l’imagine priant avec eux pour le retour de Vic­tor. Femme cou­ra­geuse, femme aimante, femme lucide aus­si quand cer­tains évoquent la fin de la guerre en juin 1915, elle écrit « Je crois que c’est encore des his­toires de bavards. »

Comme on aime l’élégance et la finesse de son écri­ture sur les cartes, celle de son style aus­si « Que ne suis-je un de ces oiseaux que je t’envoie pour que moi-même je puisse veiller ton som­meil et par­ta­ger tes misères » ! On suit les efforts du plus grand de ses fils, Etienne, bam­bin de 7 ans et demi seule­ment en 1914, inves­ti du rôle d’aîné : « Je fais ce que je peux pour aider maman et soi­gner mon petit frère que j’aime beau­coup. » On les ima­gine tous les quatre, en train d’écrire à l’encre vio­lette, sous l’œil vigi­lant de leur mère, tra­quant leurs quelques fautes d’orthographe.

La musique nous porte, nous trans­porte, de cette cha­leur et cette ten­dresse du foyer lyon­nais, à la boue, le froid, l’eau, les tirs de l’artillerie de l’ennemi, les obus… Le « mas­tic » écrit Vic­tor à son oncle Etienne aux pre­miers jours de 1916. C’est à Etienne seule­ment qu’il s’ouvre fran­che­ment sur l’horreur de ce qu’il vit, pres­sen­tant que son tour peut bien arri­ver à tout moment « Celui qui en sor­ti­ra ses os pour­ra dire qu’il aura de la chance », osant remettre en cause le com­man­de­ment : « C’est hon­teux de voir le tra­vail qu’on nous fait faire. C’est indigne du com­man­de­ment français. »

Ce livre disque est certes un docu­ment abon­dam­ment ren­sei­gné, jus­ti­fié, sur le sort de ce régi­ment dans la Grande Guerre. Sa rigueur his­to­rique ne peut être contes­tée. Elle est d’ailleurs sou­li­gnée par le label de la mis­sion cen­te­naire 14 – 18.  Mais c’est sur­tout une immer­sion dans une part, sombre et lumi­neuse à la fois, de notre huma­ni­té. Sombres, bien sûr, les hor­reurs de la guerre, mais lumi­neux cet amour par­ta­gé entre ces par­ti­ci­pants d’un drame qu’ils subissent avec une digni­té inouïe.

Héros ordi­naires, ils témoignent de la force d’aimer et d’être aimé(e), de la capa­ci­té d’espérer. Ils témoignent aus­si – et ce n’est pas acces­soire – de l’importance de cette cor­res­pon­dance, de cet échange de mots écrits, lus et relus sans doute, qui évite à cha­cun de som­brer dans la déses­pé­rance. On note avec émo­tion que Vic­tor, l’italien, devait recou­rir à un inter­mé­diaire pour écrire ses lettres. Elles n’en ont que plus de valeur, témoi­gnant ain­si de la fraternité.

En atten­dant de décou­vrir le spec­tacle, l’exposition visuelle et sonore, refer­mons ce livre disque, dont la cou­ver­ture des­sine sur fond ivoire une ligne de front sur­li­gnée de rouge… Fil de la vie coûte que coûte.

Lais­sons à Céles­tine, sem­blables à ces « gar­diennes » qu’honore le film de Xavier Beau­vois, les der­niers mots, datés du 21 mars 1916, quelques jours avant les bles­sures qui empor­te­ront son cher Victor.

« Adieu, un gros bai­ser de tes lutins et une bonne caresse de celle qui t’aime bien. »