Karim Gharbi, Poisson d’or (© droits réservés)
Karim Gharbi – Poisson d’or
Album sorti en Belgique le 21 avril 2015. Sortie prévue à Paris au centre Wallonie-Bruxelles en février 2016.
Igloo Records/Factice
C’est le cheminement ordinaire d’un album que d’arriver dans nos mains à la sortie d’un concert. Une image : un œil ourlé de noir dessinant un poisson. On vous laisse à vos sensations et vos interprétations car la symbolique est vaste.
On a donc déjà entendu un certain nombre de titres incarnés par un homme qui danse, donne de la voix et du geste à n’en plus pouvoir, même sur une scène minuscule, ou pas de scène du tout. Chansons seulement escortées par le piano fût-il « préparé » pour donner des effets singuliers.
Les voici dans l’album, magnifiées par les arrangements et la réalisation de Gil Mortio. Là, en studio, on convoque tout ce que les sons d’aujourd’hui peuvent souligner dans un texte. Et c’est travail d’illusionniste !
On ne remerciera jamais assez Karim Gharbi de nous avoir donné la version intégrale de son album, c’est-à-dire avec son livret. Car on peut alors identifier tout ce qui crée cette alchimie sonore, la teinte des chansons. Certes le premier essai d’enregistrement, un album six titres, avait déjà tracé la route et l’ambition. Cette fois-ci tout est entrepris pour coller à un univers fantasmagorique (La notice) parfois cauchemardesque (Narcisse) grinçant (Sacripant). C’est troublant, dérangeant, hors de nos sentiers balisés.
Bien sûr on retrouve presque toujours la guitare de Clément Nourry – par ailleurs souvent aux côtés de Karim pour la composition – la basse de Gil Mortio, la batterie de Jens Bouttery. Mais c’est aussi du côté du piano avec Éric Bribosia, claviers rhodes, de l’orgue qu’il faut aller chercher l’originalité. Deux chansons bénéficient de la présence d’un quatuor à cordes, Poisson d’or, puissante chanson titre, et La gâchette et la romance, rencontre très cinématographique plus mortifère qu’amoureuse. Vous l’aurez déjà compris, cet album-là mérite que l’on s’y arrête.
Il s’ouvre et se referme sur des litanies. La première dévide une série de consignes, de mises en garde car « un cœur ça pourrit vite, très vite ». La dernière, comme un écho détourné à Paul Éluard, répète « Je crie ton nom » mais cette fois-ci, pas de chute. Nous ne saurons pas à qui s’adresse l’auteur : « Je crie ton nom pour que vienne la mer /Je crie ton nom pour toucher ton visage /je crie ton nom pour que la terre tremble /Je crie ton nom pour que la pomme tombe /Pour que la pomme tombe ».
Par contre nous saurons à qui s’adresse Poisson d’or, chanson écrite bien avant que le sujet n’abonde notre actualité. Elle commence comme un slow langoureux pour ensuite nous surprendre d’images bouleversantes : « Transits, escales, passeurs, sirènes, si loin le phare »… C’est une très, très grande chanson qui fait encore écho à la littérature, au Poisson d’Or de J.-M. Gustave le Clézio paru en 1997, à la jeune Leïla échappée de la réclusion et de l’esclavage. On sait que tout auteur se nourrit de références, comme cette Céline d’Hugues Aufray qu’il sublime, ou le poème de Verlaine qui devient sous sa plume Il pleut doucement sur la ville et qui parle si bien de « ce deuil sans raison » qui parfois nous étreint. Mais l’auteur se nourrit aussi de sa vie, et c’est pourquoi je terminerai par ce texte court, incisif, accompagné de la seule guitare, Mon frère, en hommage aux martyrs de la Révolution tunisienne de l’hiver 2010 – 2011. Karim Gharbi l’a lui-même vécue et il en parle hors scène avec une pudeur extrême.
Poisson d’or, un album qui étreint, qui laisse son empreinte et prolonge durablement l’émotion du concert.