D’encre et de papier, 2021 (Claude Fèvre)

D’encre et de papier, 2021 (© Claude Fèvre)

1er février 2021 – Place aux livres : des chan­teurs publient

Des mots d’encre et de papier

Avec

Mar­cel Amont, Mir­li­ton­taines et chan­sons oubliées, Rare­tés et Inédits illus­trés par l’auteur (Les édi­tions de Mont-Ailé, Mat­thias Vin­ce­not, direc­teur de col­lec­tion, 2021)

Dimo­né, Qu’est ce qu’elle a LA BICHE à ne pas s’enfuir quand je passe à 110 (LamaOé­di­tions, octobre 2020)

Ate­lier Les Arti­sans des Mots mis en place par Landes Musiques Ampli­fiées, ani­mé par Oli­vier Daguerre, Je me suis couché(e) au matin en oubliant la nuit (LamaOé­di­tions, octobre 2020)

Marc Estève & Syl­vain Cazal­bou à l’occasion de son troi­sième album Bel Avril : Brèves et Palabres (Jan­vier 2021)


« La chan­son et la poé­sie sont sépa­rées par des points com­muns qui deviennent des dif­fé­rences selon la défi­ni­tion qu’on en donne et l’usage qu’on en fait »…

Cou­rage, amis de la poé­sie ET de la chan­son ! Vous avez quatre heures !

Sou­rions. Sou­rions de cette phrase qui ouvre le texte de la qua­trième de cou­ver­ture du livre de Mar­cel Amont publié par celui – là même qui s’est illus­tré dans cette ana­lyse : Mat­thias Vin­ce­not (Poé­sie et chan­son, stop aux a prio­ri ! 100 pages pour remettre les pen­dules à l’heure, Éd. For­tu­na, mai 2017).

Aujourd’hui nous avons quatre livres qui tri­cotent joli­ment cette vieille et illustre paren­té bien fran­çaise. Preuve que cette alliance, ce cou­si­nage ne sont pas à la veille de perdre de leur pertinence.

Nous com­men­ce­rons donc par cet ado­rable opus­cule que le chan­teur de 92 ans vient de publier. Celui qui a égayé nos plus jeunes années, nous lais­sant l’image d’un joyeux, d’un tendre et pares­seux « mexi­cain basa­né » cro­qué sur sa page de cou­ver­ture, nous offre Mir­li­ton­taines et chan­sons oubliées, illus­trés de ses nom­breux des­sins qui appa­raissent dans un joyeux désordre, comme dans un car­net de cro­quis. « J’ai fouillé dans le fatras de mes suc­cès popu­laires et mes lais­sés-pour-compte pour rete­nir ce qui me per­met de méri­ter le joli nom de poé­sie. » Et c’est bien encore lui, comme autre­fois sur notre écran de télé­vi­sion, figure fami­lière, ami­cale, qui nous écrit, par­se­mant de rouge – sur­tout des petits cœurs – le gris de son crayon. Nous allons d’abord en voyages voyages : cap sur les îles, à nous les cou­leurs et les par­fums… gui­dés par la nature, ses quatre sai­sons, soleil, pluie, vent, nuages, tout ce qu’elle révèle de nos prin­temps qui filent… « Amour gloire et chlo­ro­phylle /​Le temps file /​Un bien joli coton pour mieux prendre à revers /​L’hiver. » Sou­dain il s’arrête au Spleen… Cet autre voyage, « valse lente du temps /​celle du temps per­du » auquel on s’attend moins… Une tris­tesse plane… Pas facile de voir le jar­di­nier sou­dain cour­ber l’échine… « Mes bottes de sept lieues prennent l’eau ; mes valises /​les­tées de sou­ve­nir, pèsent comme du plomb » Et pour­tant on ne sera pas éton­né de voir renaître tou­jours le chant Viva la vida, même si « le cou­chant vient allon­ger [son] ombre »… Car l’amour nous guette ensuite. L’Amour tou­jours est le chant plus doux. Qu’elle est trou­blante cette chan­son d’amour du GI et d’une nor­mande Elle aurait tant vou­lu revoir la mer ! Enfin on s’attarde en Enfance, tout comme la petite Jeanne, on se sou­vient avoir aimé « être malade ! C’est doux /​Non pas trop mais juste à peine un peu c’est tout… » Vient ensuite le cha­pitre titré Les artistes où nous attend un superbe hom­mage à la Chan­son, « Une scie, une antienne /​Un ‘goua­lante, un’rengaine/ Deux cou­plets, un refrain, un’chanson » mais aus­si à la longue liste des chan­teurs dis­pa­rus « Pauvres chan­teurs, riches cigales, /​Plus ou moins enfants de la balle /​Frap­pés de peine capi­tale… » La conclu­sion est une Récréa­tion et un texte émou­vant où il s’amuse à remon­ter le temps pour finir dans une douce sieste au para­dis, entou­ré d’anges aux courbes féminines !

Deux autres petits opus­cules ont été publiés à l’automne der­nier chez LamaOé­di­tions. Le gris est signé des Arti­sans des Mots, à savoir un ate­lier d’écriture mené à dis­tance par Oli­vier Daguerre pen­dant le confi­ne­ment du prin­temps der­nier. Faute de pou­voir, en mars 2020, inter­pré­ter, comme chaque année, les chan­sons qu’ils ont créées, ils trans­forment cette décep­tion et cette frus­tra­tion en créa­tion. Se mettent alors en place des séances par écran inter­po­sé. Au gré des échanges de mots, arrivent un jour qua­torze syl­labes qui devien­dront le titre du recueil, « Je me suis couch(é)e au matin en oubliant la nuit », bout de phrase auquel s’ajoute la contrainte d’une métrique impo­sée de 12 pieds. Viennent alors qua­torze décli­nai­sons, comme autant d’irruption dans la vie, les rêves, les mots de cha­cun, ain­si ordon­nées : Mélan­co­lie, Alcool, Amour, Musique. Belle illus­tra­tion de rési­lience artis­tique ! « Envo­lée lyrique, débauche dra­ma­tique /​Au rythme entê­tant, sono­ri­tés pathé­tiques » (extrait de L’affront, Julia Alzu­ria), qua­train, dis­tiques et ter­cets règlent leur compte à cette pri­va­tion de scènes.

« Chienne de vie, je me suis rou­lé dans ta farine »…

Le deuxième opus­cule, le beige, est signé Dimo­né et porte ce titre énig­ma­tique : Qu’est ce qu’elle a LA BICHE à ne pas s’enfuir quand je passe à 110… La qua­trième de cou­ver­ture pré­cise « La biche est une espèce à part. /​Elle caquette, elle palabre, elle dément et res­sasse, elle bla­blate mais jamais pour ne rien dire. » Vous aurez vite com­pris que vous allez pas­ser de l’autre côté du miroir…Et c’est bien le cas. Les pages de ce livre vous entraînent dans la cara­vane des mots, celle qui vous pro­cure un voyage auquel vous n’avez jamais son­gé. Dans la lignée des Pré­vert, Que­neau, Vian, et autres Ouli­piens, Dimo­né se joue de tout le capi­tal de ses mots, bous­cule le réel qui fait irrup­tion, lui donne un grand coup de pied et fait naître alors un feu d’artifice ver­bal. Il s‘amuse à des cor­tèges de mots, en jouant sur leurs sono­ri­tés, sur la répé­ti­tion, sur leur ren­contre impro­bable, par­fois sim­ple­ment sur leurs ini­tiales, comme les deux consonnes CS … ET voi­là qu’il com­mence : « Capi­tal sym­pa­thie /​Cas sos’ /​Che­val sau­vage /​Cop­po­la Sofia/​Cama­rade syn­di­qué … » Il détri­cote les expres­sions toute faites, les prend au pied de la lettre… Et tout ce vacarme vous crée des émo­tions, comme ces mots « ça donne des coups dans le ventre /​ça plante des pointes /​ça pointe des pieds /​ça talonne /​ça fait ploum /​ça fait plouf plouf /​ça plante des choux /​fleur /​choux /​fleur /​ça fait des 1 2 3 soleils »… Car n’allez sur­tout pas croire que tout ce cha­ri­va­ri de mots soit sans queue ni tête. Pour vous le prou­ver citons ce début : « On en fait quoi de ma car­rière /​hein on en fait quoi /​fau­dra creu­ser creu­ser encore /​faire son trou dans le métier son trou dans le milieu /​avant que ça se gâte… »… Et vous ne serez sans doute pas sur­pris si la mort rôde aus­si car « ça dis­pa­rait tous les jours les hommes /​les âmes elles s’accumulent dans les bois » … Et patience, patience, car il vous fau­dra attendre le der­nier poème pour tout com­prendre (enfin presque !) de cette biche…

Enfin, nous ter­mi­nons avec le recueil Brèves et Palabres de Marc Estève et Syl­vain Cazal­bou, joint à l’album Bel Avril, titre auquel font écho les œillets rouges dans l’eau de la pis­cine… Belle image en rouge et bleu, rap­pel d’un prin­temps révo­lu­tion­naire, celui qui mit fin à la dic­ta­ture sala­za­riste au Por­tu­gal… Ce recueil ne se contente pas des textes des chan­sons, c’est une invi­ta­tion poé­tique à laquelle Marc Estève a don­né en vis‑à vis, en écho, une teinte sin­gu­lière en choi­sis­sant le mode condi­tion­nel, le mode de l’éventuel… « Un bel Avril, il ne man­que­rait plus que ça » dans ce cou­loir où nous sommes tous contraints d’« attendre et de rêver »… Ce recueil, un dia­logue entre poé­sie et chan­son, est un déli­cieux clin d’œil à ce que nous évo­quions en com­men­çant. Les pho­to­gra­phies noir et blanc, la mise en page, le choix des polices en font une créa­tion à part entière, sans oublier l’aspect nova­teur des deux pages don­nant les liens d’écoute par QR codes. Les artistes inventent sans cesse, s’inventent, nous l’avons sou­vent dit.

L’album des chan­sons existe bel et bien et c’est une réus­site. Bel objet lui aus­si qui vous don­ne­ra à rêver et à dan­ser… Oui, à dan­ser… Car ces chan­sons là sur leurs rythmes lati­no, cha­loupent fort. Vous vous sur­pren­drez très vite à chan­ton­ner, à reprendre les refrains. Une chan­son qu’il nous fal­lait en ces temps de disette de spec­tacles. Les thèmes nous donnent à croire qu’il y a quelque chose de la lan­gueur mono­tone d’une sam­ba de Pierre Barouh, quelque chose de son goût du voyage, quelque chose aus­si de cette terre du Por­tu­gal et de son fado… car on y frôle la nos­tal­gie, la crainte, le cha­grin et même la révolte. Mais on y danse…

On dirait que ça exis­te­rait
Des para­dis et des jar­dins pleins de rei­nettes.
Des pro­messes de ser­pents qui feraient sif­fler les hommes.
On dirait qu’on allu­me­rait les lumières des rues de Rome. 

Marc Estève