Natasha Bezriche & Sébastien Jaudon,  Féminin pluriel  2021 (©Natasha Bezriche)

Nata­sha Bez­riche & Sébas­tien Jau­don, Fémi­nin plu­riel  2021 (©Nata­sha Bezriche)

08 avril 2021, Nata­sha Bez­riche, créa­tion de son nou­veau spec­tacle. Concert enre­gis­tré et dif­fu­sé en direct depuis Lyon Music

C’est une fille !

Avec

Nata­sha Bez­riche, voix & Sébas­tien Jau­don, arran­ge­ments, piano


« Je n’ai rien des sor­cières, encore moins de mar­tyrs, je suis une qui vit comme d’autres par­mi vous, encore et mal­gré tout. » (Femmes de paroles, Nata­sha Bez­riche)

De sa voix ferme, de sa voix de femme debout, Nata­sha Bez­riche ter­mine ain­si le der­nier des textes dont elle est l’auteure et qui ponc­tuent son nou­veau spec­tacle de chan­sons, avant de conclure avec l’inoubliable C’est extra de Léo Fer­ré… Texte d’une beau­té rare, d’un charme sul­fu­reux s’il en est.

« Un moo­dy blues qui chante la nuit /​Comme un satin de blanc d’ma­rié /​Et dans le port de cette nuit /​Une fille qui tangue et vient mouiller ».

Dans ce flo­ri­lège choi­si par Nata­sha et le pia­niste-arran­geur Sébas­tien Jau­don pour rendre hom­mage au « fémi­nin plu­riel », le corps est émi­nem­ment pré­sent. Qui peut le dire mieux que Léo Fer­ré dans Cette bles­sure… ? L’origine du monde, c’est elle. La femme… Et le spec­tacle lui rend cet hon­neur avec le tendre, bou­le­ver­sant  Sar­ment (Allain Leprest /​Gérard Pier­ron) « Je reviens chan­ter dou­ce­ment /​Sans bra­vos et sans boni­ments /​Dans ton oreille dou­ce­ment Maman / Pai­si­ble­ment, fur­ti­ve­ment /​Ma mémoire comme un aimant /​Remonte ta source en ramant Maman… » avec aus­si Nomade de Michèle Ber­nard « Petit enfant du désert vogue, vogue sur sa mère … Elle ne le pose jamais, le sable l’engloutirait… »

On sou­li­gne­ra d’emblée qu’il s’agit là de spec­tacle vivant et donc d’abord du corps de l’interprète. Nata­sha Bez­riche, chan­teuse, comé­dienne, s’empare de ce patri­moine pour le res­ti­tuer avec toute son ardeur de femme pas­sion­née et entière. Elle est fami­lière de cet art de chan­ter, de toute son âme, de tout son corps, elle qui s’empare aus­si bien du réper­toire de Léo Fer­ré, que de celui de Bar­ba­ra* ou d’Edith Piaf sans que jamais ses ori­gines métis­sées, Kaby­lie, Ukraine, Anda­lou­sie, ne la quittent vraiment.

Il faut l’avouer, c’est une gageure pour elle que de créer ce spec­tacle en dépit des mesures qui nous privent du contact avec le public. Bien enten­du, on sait qu’il ne pren­dra toute sa mesure qu’en la pré­sence, qu’avec le souffle et l’écoute sen­sible du spec­ta­teur. En atten­dant ce moment de retour au vivant, cet enre­gis­tre­ment offre une immer­sion dans un réper­toire d’une actua­li­té brû­lante. A l’heure où les mondes de la culture, du sport, des médias sont tour à tour agi­tés par des révé­la­tions bou­le­ver­santes sur les offenses, injures, vio­lences faites aux femmes, à l’heure même où un affront pro­to­co­laire est infli­gé par la Tur­quie à la pré­si­dente de la Com­mis­sion euro­péenne, un spec­tacle titré C’est une fille, plon­geant dans le patri­moine du siècle pas­sé, trouve toute sa pertinence.

Le corps de la femme, le corps auquel on l’a réduite sou­vent, est au cœur de ce spec­tacle qui s’ouvre sur La Côte­lette, chan­son de Bri­gitte Fon­taine : « Je suis une fan­fre­luche /​Un p’tit chien en peluche / Je suis une fleur en pot /​Je suis un bib’­lot /​Je suis un bil­bo­quet /​Rien qu’un petit jouet /​Je suis la femme… » S’achevant ain­si : « Poète prends ta lyre/ Tu pour­rais presque dire / Qu’il ne me manque/ Que la parole. »

C’est ain­si que se trouve résu­mé le dérou­le­ment même du spec­tacle : ce corps, objet du seul désir des hommes, finit par prendre la parole ! Et quelle parole !

Mais entre temps, que de vic­times ! Comme Mary­lin et « sa beau­té en tech­ni­co­lor » à laquelle Claude Nou­ga­ro rend un si vibrant hom­mage dans sa Chan­son pour Mary­lin (Claude Nou­ga­ro /​Jacques Datin) ou bien Bes­sie Smith qui « chan­tait des blues… morte à Mem­phis dans le Ten­nes­see / Il y a trente-cinq ans, le bras arra­ché / Entre un hôpi­tal réser­vé aux blancs /​Et un hôpi­tal inter­dit aux noirs… » (La bal­lade de Bes­sie Smith, André Bene­det­to /​Hélène Mar­tin).

Le corps de la femme est d’autant plus mépri­sé qu’il appar­tient à la classe popu­laire. Les années trente regorgent de ces chan­sons – écrites par des hommes ! – met­tant en scène ces êtres humi­liés, sou­mis à leur sort « Nous, les gueuses, on n’est pas des femmes /​Nous ven­dons nos corps pri­vés d’âme /​On ne sait pas dis­cer­ner le mal du bien /​On vit dans la rue comme des chiens… » (Les Gueuses, M. Viter­bo /​Vincent Scot­to) ou bien les Filles d’ouvriers (Jules Jouy /​Gus­tave Gou­blier) chan­tées par Michèle Ber­nard, qui n’ont pas d’autre voie que le pire des asser­vis­se­ments, résu­mé ain­si en fin de strophe « Chair à pavé… chair à patrons… chair à trot­toir… chair à pri­son… chair à scal­pel » A cette vio­lence inouïe pour­rait bien répondre cette menace : « Quand vous tom­be­rez sous nos balles / Chair à fusils ! » Ce corps est bien sûr celui qui est vio­len­té, mar­ty­ri­sé, tué… Inutile sans doute d’en rap­pe­ler l’actualité. Il suf­fi­ra de prê­ter atten­tion à La petite robe noire de Juliette – une mer­veille et si dou­lou­reuse chan­son –   ou bien Les Bleus « les bijoux /​Les plus pré­cieux et les plus fous » que Serge Gains­bourg écri­vit pour Zizi Jem­maire en 1972.

La femme est aus­si celle que l’on montre du doigt dès qu’elle déroge à la morale… A –t- elle seule­ment le droit de reven­di­quer le sou­ve­nir d’une pre­mière fois, du pre­mier homme (D’elle à lui, Yvette Guil­bert / P. Marine) « C’est une chose qu’une femme n’oublie pas… » ? A‑t-elle le droit d’aimer à sa guise ain­si que nous inter­rogent Le Bel âge de Bar­ba­ra et cette chan­son qu’elle aimait tant, Veuve de guerre ((Mar­cel Cuve­lier /​Edgar Bischoff) ? Elle figure dans son réci­tal tout au long des années soixante, à nou­veau au Châ­te­let en 1993 et en 1994, sa der­nière tour­née. Et que dire de l’adultère évo­qué dans Le Bon­heur de Léo Fer­ré « Le bon­heur ça n’est pas grand-chose /​Madame /​C’est du cha­grin qui se repose /​Alors /​Il ne faut pas le réveiller… » ?

La femme est la cible de toutes les vin­dictes, à com­men­cer par le péché ori­gi­nel dont on l’affuble depuis la nuit des temps, de Pan­dore à Eve « Elle nous a col­lé un péché /​Qu’on se repasse et puis qui dure/​Elle a vrai­ment tout fait rater /​Nous, les filles, on est dégueu­lasses, /​Paraît qu’­ça nous est natu­rel » (La faute à Eve, Anne Syl­vestre)… Bien enten­du, on ne se prive pas de la peindre per­verse, cor­rom­pue, méchante, folle… Et c’est un cadeau que nous fait Nata­sha Bez­riche que d’interpréter à son tour cette petite mer­veille signée Fran­cis Blanche en 1955 « Ça tourne pas rond dans ma p’tite tête, des fois j’ai des drôles d’idées… ça tourne pas rond et quand j’m’embête j’fais des bêtises… A cette occa­sion ne man­quez pas de revoir Odette Laure dans une archive INA 1957, son éclat de rire mêlé de pleurs à la fin, et cette façon de tor­tiller son pouce…

On ne sau­rait rendre compte de cette jus­tice ren­due aux femmes par ce spec­tacle sans men­tion­ner cette parole que résume Anne Syl­vestre dans sa célèbre chan­son Une sor­cière comme les autres « Celle qui attend sur le port / Celle des monu­ments aux morts /​Celle qui danse et qui en meurt /​Fille bitume ou fille fleur…/ S’il vous plaît, s’il vous plaît faites-vous léger /​Moi je ne peux plus bou­ger » Sur ses traces, cinq fois durant le concert, Nata­sha Bez­riche à sa place dans la cohorte des femmes, prend à son tour la parole pour nous par­ler de ce corps, cette « car­casse » disait Anne Syl­vestre, se regar­der en face quand on a 47 ans, ses mains, ses seins, ce corps… Celui pour lequel toute femme s’inflige des pri­va­tions jusqu’à ce qu’elle accepte ses ron­deurs… Mais sur­tout, elle prend la parole pour com­battre, dire sa révolte, « Je ne suis plus la femme aux yeux bais­sés », sa dou­leur aus­si pour celle qui meurt sous les coups de celui qui lui offrit tant de fleurs…

Nata­sha parle fort, et puis elle chante aussi…

*La sous­crip­tion en pré­ventes du CD » Dames Brunes » est en ligne sur Ulule : https://​fr​.ulule​.com/​c​d​-​d​a​m​e​s​-​b​r​u​n​es/