1, 2, albums, chansons en piano noir  (©Claude Fèvre)

1, 2, albums, chan­sons en pia­no noir  (©Claude Fèvre)

11 jan­vier 2021 : 1, 2, albums

Chan­sons en pia­no noir

Avec

Du vide plein les poches de Pas­cal Mary (paroles et musiques, chant) Mar­tin Leray (pia­no et arrangements)

Brouillon de Pierre Antoine (textes et musiques, pia­no et arran­ge­ments, chant)


« Femme pia­no ?* (*titre du der­nier album de Bar­ba­ra en 1996) doit reflé­ter l’amour de chan­ter avec la folie tour­noyante que ça com­porte, les émo­tions, l’Humour et la peine sont Au bout du Souffle » (Bar­ba­ra, l’intégrale, l’Archipel, 2012 – Texte de la main de Bar­ba­ra, page 280)

Dans cet ultime album, Bar­ba­ra disait qu’il était « le der­nier cri. Le der­nier silence », le titre Femme pia­no revêt donc une por­tée tes­ta­men­taire. Pour­rait-on dire de ces deux chan­teurs d’aujourd’hui qu’ils sont des « hommes pia­no » ? Se recon­naî­traient-ils dans l’absolu de leur aînée, dans l’image du sacri­fice pour la scène, pour son public ? Chantent-ils leur vie en pia­no noir ?

C’est bien ain­si que nous les avons vus en scène : chan­teurs amar­rés à leur pia­no, gar­dant l’un et l’autre quelque chose du chan­teur de caba­ret, tout proche du public dont ils obtiennent la conni­vence immédiate.

Voi­ci qu’à quelques semaines l’un de l’autre, ils publient leur der­nier album. Le tout pre­mier pour Pierre Antoine en solo, et le cin­quième pour Pas­cal Mary. A coup sûr, ces deux là ont convo­qué « les émo­tions, l’humour et la peine ».

La pochette de l’album de Pierre Antoine nom­mé Brouillon est habillée de gri­bouillis sur fond blanc… Le visage, tête bais­sée, y appa­raît au centre. Celui du chan­teur pen­ché sur son cla­vier ? Un sou­rire s’y des­sine. A l’intérieur, le gra­phisme de la créa­trice Moune pour­suit cette thé­ma­tique du gri­bouillage, ce clin d’œil à l’enfance, aux ratures, à la spon­ta­néi­té… Quand on a eu la chance d’assister à un concert de Pierre Antoine, on adhère d’emblée à tous ces mots là. En scène, il dif­fuse incon­tes­ta­ble­ment la joie du par­tage : ça swingue et ça pétille.

C’est parce que le public lui deman­dait un album qu’il en est venu à cet enre­gis­tre­ment, entiè­re­ment « fait mai­son », sans recou­rir aux outils les plus per­for­mants. Sans doute aus­si le temps des concerts inter­dits a –t‑il fait le reste. Voi­ci donc douze chan­sons enre­gis­trées, for­mule pia­no voix avec quelques arran­ge­ments (irrup­tion d’une gui­tare, d’un accor­déon, d’un tuba…) une forme de « brouillon », d’apprentissage, de la « débrouille. Par­fois même une seule prise a suf­fi, comme il l’a confié au micro de La mau­vaise répu­ta­tion sur FMR 89.1.

Cet album, c’est à nou­veau l’occasion d’apprécier sa voix et sa dic­tion exi­geante, une façon de mar­te­ler chaque syl­labe, par­fois de rou­ler un peu les R, ce qui nous a incon­tes­ta­ble­ment don­né l’opportunité de l’associer à d’autres noms, le tou­lou­sain Manu Galure bien sûr, mais aus­si Cyril Romo­li (dis­pa­ru des radars « chan­son », mais remar­quable comé­dien chan­teur) Charles Tré­net, Gil­bert Bécaud… Un hom­mage, en somme, ren­du à notre belle langue, dans la tra­di­tion d’une chan­son que cer­tains ne man­que­raient pas de qua­li­fier de sur­an­née. C’est d’ailleurs ce que nous révèlent le titre Chan­teur et ses dix-huit qua­trains. Outre qu’il y rend un hom­mage appuyé à Allain Leprest « On n’est pas là pour la gloire /​Mais pour l’amour disait Leprest », il y glisse clai­re­ment un par­cours par­se­mé de moque­ries, des ten­ta­tives vite aban­don­nées pour conve­nir au goût du jour… « J’ai raté la méta­mor­phose ».

Dans ces chan­sons, on découvre assez vite que ce « brouillon » c’est aus­si bien sûr notre vie même… « Y a pas de gomme au bout d’la vie c’est que la vie est un ouvrage », comme le chante aus­si si joli­ment Matéo Lan­glois. Alors dans cette vie, dans cette suc­ces­sion d’ « ins­tants », au fond, les seuls qui comptent, on trouve tout aus­si bien un rap­pel urgent, une alerte pour la Terre, des moments de rage, de colère, des « com­bats bruns, des com­bats d’ombre », la com­pas­sion pour la femme meur­trie (magni­fique Fran­gine) ou la ten­dresse pour le vieil Albert et sa sagesse ter­rienne, pour les dis­pa­rus (Lettre aux absents) mais aus­si l’injonction bau­de­lai­rienne Enivrez-vous quand la vie joue la magi­cienne, comme dans cette terre du Tarn où il s’est ins­tal­lé, où « ça parle fort et ça me plaît », ou comme dans ces mains amou­reuses qui sur des petits airs de valse vous mettent le cœur comme sur un tour de potier, « terre d’avenir à mode­ler ».

Pas­cal Mary, lui, nous offre un album bleu (pho­tos et gra­phisme signés Frank Loriou) où son por­trait se décline en pose très élé­gante sur la cou­ver­ture, puis en sil­houette dan­sante sur le livret et à l’intérieur où les mains des­sinent des émo­tions. On ne peut pas­ser outre ce lan­gage de la cou­leur, de ce bleu… Dans cet album où l’on retrouve tout ce que nous connais­sons déjà de Pas­cal Mary, ce tis­sage d’émotions contra­dic­toires, ces ombres et ces lumières qui nous habitent, dans une langue en nuances, en raf­fi­ne­ments, en images savou­reuses, une chan­son a exer­cé sur nous une fas­ci­na­tion. Et le dos de la pochette a fini par en être l’illustration, comme des remous aqua­tiques, ceux qu’évoque le titre dédié à sa mère, Petite sirène d’eau douce. Il nous sera doré­na­vant dif­fi­cile de ne pas sys­té­ma­ti­que­ment asso­cier cet album à ce qua­trième titre qui s’achève par ces mots bou­le­ver­sants : « Petite Ophé­lie de for­tune /​Habillée de vase et de lune /​Voguez en paix /​Mes larmes ont creu­sé des lagunes /​Où vous pour­rez, jours d’infortune /​Vous repo­ser. »

L’album s’ouvre sur l’appel à la ten­dresse, au désir amou­reux… C’est là le grand enjeu… Autant l’aborder « Du vide plein les poches »… Car face à tous nos défis dans une vie où « à tout l’on s’écorche… s’esquinte… s’abime », face à l’impermanence qu’il consi­dère avec beau­coup d’autodérision et d’humour dans une chan­son sau­tillante, Faut bien qu’ça passe, face au spleen qui nous assaille (L’ennui), face à la mort qui rode obsé­dante (pas moins de cinq chan­sons tournent autour du thème…) seul l’amour peut nous main­te­nir à flot… Et quoi qu’on dise ou fasse, « nar­cis­si­sés jusqu’à la trogne » – on vous pré­vient, il est sans pitié ! – on y retourne iné­luc­ta­ble­ment… « Mais au pre­mier regard qui dure /​voi­là que l’on est repar­tis ».

Chan­teur phi­lo­sophe Pas­cal Mary ? Sans doute un peu, beau­coup, puisque cet album rap­pelle les mots de Mon­taigne : « Phi­lo­so­pher, c’est apprendre à mou­rir ». Mais c’est sans doute dans cette petite valse, S’il faut quit­ter la ronde…, pleine d’humour, que l’on s’entend rap­pe­ler qu’il n’y a pas d’autre sagesse que de vivre, vivre, vivre… de vaincre la peur, sinon … « Sûr qu’il manqu’ra des ailes /​Pour s’en aller au ciel /​Sûr qu’on traîn’ra les pieds /​Pour par­tir en fumée ».

Enfin, on signa­le­ra que cet album ren­ferme la chan­son que nous avons élue « chan­son confi­née Covid 19 ». Ne man­quez sur­tout pas Prière des ani­maux ! Une belle illus­tra­tion de l’art (au sens du savoir-faire) d’écrire une chanson.