Quatre albums, mars 2022, EPM Musique (©Claude Fèvre)

Quatre albums – mars 2022, EPM Musique (© Claude Fèvre)

29 mars 2022 – La poé­sie, la voilà… 

Sélec­tion de quatre albums édi­tés et pro­mus par EPM Musique

Avec

Chris­tian Camer­lynck chante Debron­ckart

Gas­ton Cou­té, double album Jour de Les­sive pré­sen­té par NosEn­chan­teurs : CD1 com­pi­la­tion avec Fré­dé­riqueLaurent Ber­gerMichel Bou­daudBru­no Dara­quy – Yves JamaitPic Pana­céeChris­tian Des­champsEntre 2 CaissesKarine Ger­maixDani­to Coko, Dani­to & AuréRémo GaryAde­line Gué­ret et Marie Mazille

CD 2 Douze varia­tions sur Jour de les­sive avec Gérard Pier­ronBer­nard Meu­lienLaurent Ber­gerRémo GaryLa Ber­gèreLoïc Lan­toineGabriel YacoubBru­no Daqua­ryMonique Morel­liMarc Oge­retPierre Bras­seurLe P’tit crème

Ber­trand Louis, Chan­sons pour elle, poèmes de Paul Ver­laine

Sapho, J.A.M. (Jalou­sie, Amour, Mort)


Quand il vous arrive en un seul cour­rier, près d’une dizaine d’albums, que ce cadeau s’ajoute aux mails quo­ti­diens vous pro­po­sant single, clips, albums tout frais sor­tis, vous êtes ten­tés de bais­ser les bras devant l’immensité de la tâche. Mais voi­là, c’est iné­luc­table… Devant une telle sélec­tion, vous vous dites que ce serait faire injure à votre amour de la Chan­son et de la Poé­sie que d’en res­ter à cet abat­te­ment… Et voi­là… La poé­sie, la voi­là, elle est là. Elle affleure néces­sai­re­ment quand cette mai­son d’édition s’adresse à vous.

La poé­sie, la chan­son. La Chan­son, la poésie.

Elles se font des signes depuis la nuit des temps, elles s’interpellent, se tutoient, fran­co de port, à tel point que par­fois il devient bien dif­fi­cile de les dis­tin­guer. Il faut être un spé­cia­liste comme l’est Mat­thias Vin­ce­not pour ten­ter de cla­ri­fier la ques­tion (Poé­sie et chan­son, stop aux a prio­ri !100 pages pour remettre les pen­dules à l’heure, For­tu­na, 2017).

Dans ces quatre albums, nous fai­sons donc le choix de regar­der la chan­son avec les yeux de l’amour pour la poésie…

Quand Chris­tian Camer­lynck inter­prète son ami Jacques Debron­ckart, on assiste à un théâtre aux cent visages qui nous res­semblent étran­ge­ment. Accom­pa­gné au pia­no par Jean-Paul Roseau c’est avec sa voix et ses mille et une nuances qu’il dresse le tableau d’un être sans com­pro­mis­sion ni conces­sion avec soi-même, comme avec cette socié­té qui est encore aujourd’hui la nôtre. C’est un plon­geon dans les pires tra­vers de notre huma­ni­té, sans jamais som­brer dans la déses­pé­rance. Qu’il s’adresse à l’enfant – tout aus­si bien à celui qui est en soi – à la femme en che­min, en quête de véri­té, à son cher dépu­té (cette chan­son, on vous la recom­mande par­ti­cu­liè­re­ment !) au comé­dien qui est en lui, à son regret du pays de ses racines, à son corps mal aimé, on se sent direc­te­ment concer­né, mal­gré le temps écou­lé… Sur­tout, on s’arrête un ins­tant à la chan­son ins­pi­rée par le poème d’Emile Verhae­ren, Le Cha­land. Cette fois, on met le doigt sur pause… On regarde pas­ser « le bate­lier [qui] pro­mène sa mai­son naine /​Par les canaux ». C’est un tableau pai­sible et sim­ple­ment beau « Cloi­sons rouges et porte verte /​Et frais et blancs rideaux /​Aux fenêtres ouvertes », sans bruit au fil de l’eau des canaux, à Bruges, à Gand… Ô la poé­sie des noms des quais… On oublie, le temps d’une chan­son, la peine, le mal, l’espérance assas­si­née… Car « la chan­son, qu’est-ce que c’est ?… Cent bou­quets mille gerbes que je te jette au nez, que je te jette au cœur… »

Vient ensuite le double album de Gas­ton Cou­té, riche­ment docu­men­té par Michel Kem­per (NosEn­chan­teurs) qui a pris le temps, dans le livret, de rap­pe­ler l’histoire de ce poète liber­taire et chan­son­nier : parce qu’il écri­vait dans sa langue, le patois de chez lui, parce qu’il vécut une vie misé­rable qui s’acheva à seule­ment 31 ans, parce que ses textes pour­fen­daient toute forme de pou­voir, il échap­pa à la recon­nais­sance qui lui était due. Aujourd’hui, pour­tant, il est fré­quem­ment repris et ses textes conti­nuent de par­ler de nous… Que l’on en juge en écou­tant seule­ment, en ces temps pré­élec­to­raux, sur fond de menace de guerre, Les élec­teurs par Chris­tian Des­champs ou le Char à banc des mori­bonds par Coko, la dénon­cia­tion de l’avidité dans la fameuse chan­son Les Man­geux d’terre par Entre 2 caisses, ou la série sur la vie mili­taire des années 1870… Révi­sion par Dani­to, Les Conscrits par Coko, Dani­to & Auré, La chan­son des fusils par Rémo Gary… Bien enten­du on savoure le deuxième album consa­cré à une seule chan­son, Jour de les­sive, et inter­pré­tée de douze façons dif­fé­rentes. Outre que le texte est bou­le­ver­sant avec ce retour du poète chez lui, chez sa pauvre mère, quit­tant Paris et son vin amer, por­tant linge sale et souf­frances avec cette espé­rance « Et, lorsque tu vien­dras étendre /​Le linge d’iris par­fu­mé, /​Tout blanc par­mi la blan­cheur tendre /​De la haie où fleu­rit le Mai, /​Je veux voir mon âme, encor pure /​En dépit de son long som­meil /​Dans la dou­leur et dans l’ordure, /​Revivre au Soleil ! » outre cette poé­sie, quel bon­heur de la voir chaque fois s’incarner dans une voix, avec une tona­li­té dif­fé­rente. On avoue­ra volon­tiers une pré­di­lec­tion pour la voix par­lée de Loïc Lan­toine ou Ber­nard Meu­lien, mais on aime­ra aus­si retrou­ver la dic­tion de Pierre Bras­seur, témoin d’une époque et d’un style révo­lus, la voix de chan­teuse réa­liste de Monique Morel­li, l’apport léger, volon­tiers dan­sant du P’tit Crème, la dou­ceur de Bru­no Dara­quy… En somme, un bel hom­mage aux interprètes !

Quant au troi­sième album, celui de Ber­trand Louis, il est entiè­re­ment consa­cré à Paul Ver­laine, à l’une de ses der­nières œuvres, Chan­sons pour elle, recueil paru en 1891, auquel il emprunte même le titre… Mais – stu­pé­fac­tion ! – l’album lui-même, sa cou­ver­ture, rec­to comme ver­so, rien ! Dans le livret, en der­nière page arrive la pré­ci­sion, seule­ment en lettres minus­cules ! Si le visage de Ber­trand Louis appa­raît dans le visuel, Ver­laine, lui, n’est pas même cité… Est-ce la tra­duc­tion d’une confiance aveugle dans la culture de l’auditeur ? Nous avoue­rons notre per­plexi­té, d’autant plus que ce recueil est loin d’être spon­ta­né­ment asso­cié au poète.

Pas­sé ce détail, nous dirons tout aus­si fran­che­ment notre plai­sir à l’écoute des chan­sons « Onze petites pièces d’orfèvrerie – dit la pro­mo­tion – aux cou­leurs variées, sculp­tées autour du pia­no-basse-bat­te­rie, par­fois éclai­rées d’un syn­thé­ti­seur, d’un saxo­phone, d’un orgue Ham­mond ou d’un cla­vier Rhodes… » Sur ces vers, cette langue aux formes par­fois sur­an­nées, mais non moins com­plexes, sur cette gour­man­dise éro­tique, la voix de Ber­trand Louis se pro­mène avec élé­gance. On retien­dra que cette poé­sie est essen­tielle, un appel à l’amour phy­sique, au sexe, comme souffle vital, pri­mor­dial « Aimons gaî­ment /​Et fran­che­ment » au refrain de Je ne suis plus de ces esprits phi­lo­so­phiques, ou bien « Et je t’étreins et tu me serres /​Et zut au monde qui jasait /​Aime-moi /​Car, sans toi, /​Rien ne puis/​Rien ne suis. » Cet album est un long hymne à l’amour, comme un vin rieur qui pal­lie aux insom­nies, à la pau­vre­té, au mau­vais temps, à l’hiver, à la vieillesse, un hom­mage ren­du aux formes fémi­nines, larges hanches, beaux seins, ventre, à peine dis­si­mu­lés sous la che­mise « Vête­ment suprême/​De mode tou­jours /​C’est toi seul que j’aime /​De tous ses atours » … et le reste à peine sug­gé­ré, « odeur et fraî­cheur »

Dans ce sep­tième album, Ber­trand Louis qui aime mettre en musique les auteurs (Houel­le­becq, Phi­lippe Muray, Bau­de­laire) en réponse à de temps gris, obs­curs et inquié­tants, fait ici le choix d’une pro­mo­tion de l’élan vital : « Aimons, ma petite méchante, /​Telle l’eau va, tel l’oiseau chante /​Et tels, nous ne devons qu’aimer. » (Je suis plus pauvre que jamais). Qu’il en soit remercié !

L’album de Sapho, lui, est tout sim­ple­ment envoû­tant. La chan­teuse poly­glotte, « juive arabe et fran­co-maro­caine » se rit des fron­tières, embras­sant l’arabe, comme l’anglais et le fran­çais, l’espagnol, l’hébreu… Elle se rit aus­si des cases dans les­quelles on aurait tort de vou­loir l’enfermer. Poé­tesse, roman­cière, chan­teuse, enga­gée pour le bien de l’humanité par­tout où il est néces­saire de le rap­pe­ler, elle livre ici un album amou­reux, par­ta­gé entre ses trois maîtres-mots « Jalou­sie, Amour, Mort »… Il y a quelque chose de Cathe­rine Rin­ger et de Bar­ba­ra à la fois dans l’interprétation, c’est dire l’intensité, la pas­sion, la ful­gu­rance qu’annoncent déjà la pho­to­gra­phie de cou­ver­ture, la che­ve­lure mêlée aux rayons lumi­neux sur fond sombre, le rideau rouge et or du dos du livret.

L’album s’ouvre sur un chant en anglais emprun­té à Othel­lo de William Sha­kes­peare… Le chant de Des­dé­mone, ins­pi­ré d’une vieille bal­lade, Willow, « le chant du Saule », au moment où accu­sée d’adultère, elle craint Othel­lo furieux, elle chante cette com­plainte qui lui a été apprise par sa nour­rice, Bar­ba­rie… Dans cet album planent des sou­ve­nirs de tra­gé­dies amou­reuses et la voix, les arran­ge­ments en ont la puis­sance et la portée.

Nous nous arrê­te­rons par­ti­cu­liè­re­ment sur l’Art d’aimer du poète pales­ti­nien Mah­moud Dar­wich (1941 – 2008) mis en musique par Sapho et Meh­di Had­dab. L’arabe se mêle au fran­çais dans ce texte superbe ins­pi­ré par l’envie d’aimer :

[…] Et attends-la
Et converse avec elle, comme la flûte avec la corde crain­tive du vio­lon,
Comme si vous étiez les deux témoins de ce que vous réserve un len­de­main,
Et attends-la
Et polis sa nuit, bague après bague,
Et attends-la
Jusqu’à ce que la nuit te dise :
Il ne reste plus que vous deux au monde.
Alors, porte-la avec dou­ceur vers ta mort dési­rée
Et attends-la… !